Mes 40 années de pratique de la médecine familiale ont été remplies de joie. Malgré la tristesse occasionnelle des histoires de mes patients et les coups durs dans leur vie, leur résilience remarquable à surmonter l’adversité était ce qu’il y avait de plus fréquent. L’épuisement professionnel ne faisait pas partie du vocabulaire dans mon travail.
Nous vivons à l’ère de l’épuisement. Qu’est-ce qui s’est détérioré? Y a-t-il une « solution » qui puisse provenir de la médecine familiale? Les pressions exercées par la demande croissante de médecins de famille en sous-effectif dépassent le contrôle que peuvent exercer les médecins à titre individuel; toutefois, les changements dans la nature des soins relèvent de notre domaine.
Nous avons perdu ce que les patients aussi bien que les médecins de famille considèrent comme étant nos forces : les relations, l’adaptabilité, l’écoute et le dynamisme1. Il y a plusieurs années, le Dr Ian McWhinney écrivait que la médecine familiale s’adapte aux particularités2. Notre discipline est fondée sur notre connaissance de la personne et son sentiment de se savoir connue. En nous prosternant devant les lignes directrices de pratique clinique (LDPC) et en cédant à la tyrannie de la pratique guidée par la facturation et la prévention plutôt que par les besoins du patient, nous avons abandonné les particularités et, dans le processus, nous avons perdu la joie de connaître, de réellement connaître, les personnes qui sont nos patients. Même si la rhétorique de la médecine familiale est centrée sur le patient (p. ex. la femme atteinte de diabète plutôt que la diabétique), le gouffre s’est élargi entre d’une part la pratique réelle et d’autre part les approches centrées sur le patient et la personne. Ce gouffre menace de miner l’avantage de la longévité des systèmes de santé dirigés par les soins primaires qu’ont identifié Starfield et ses collègues3 il y a des décennies et qui, selon moi, est une source principale du déclin de la satisfaction des cliniciens et, peutêtre, des patients.
Les lignes directrices de pratique clinique et la personne en voie de disparition
Au mieux, les LDPC épargnent à chaque clinicien d’avoir à faire le tri parmi les données probantes. Elles distillent la recherche et procurent un modèle normalisé pour le diagnostic et le traitement. Par ailleurs, dans ces LDPC, l’homogénéité est souvent présumée, et l’on ne tient pas suffisamment compte de la culture, de la race, du sexe, du milieu et des valeurs de la personne malade ni des caractéristiques des participants ou sujets dont les données sous-tendent les constatations de la recherche et servent de fondements aux LDPC. La dépendance croissante de la médecine envers une approche descendante et normalisée dispense les cliniciens de connaître la personne, les décourage même de le faire, et dévalorise implicitement le temps passé à explorer le contexte et les particularités de la personne comme étant du gaspillage. La vision de Sackett et ses collègues de la médecine fondée sur des données probantes comme étant l’intersection des valeurs du patient, de l’expertise clinique et des meilleures recherches4 devient de plus en plus étroite, parce qu’au moins la première est laissée de côté et possiblement la deuxième. Les patients sont réduits à un âge, parfois à un sexe, à un ensemble de signes et de symptômes, tandis que la connaissance de leur personne est considérée sans rapport et ignorée ou même rejetée. La réflexion indépendante du médecin est remplacée par la mise en application du bon algorithme. Ni le patient ni le médecin ne partent satisfaits, et cette intangible force de la médecine familiale de produire de meilleurs résultats s’évanouit elle aussi5.
Insistance excessive sur la prévention
Au nom de la prévention, et incités dans une certaine mesure par les pressions de l’industrie pour trouver de nouveaux précurseurs de maladies pour des traitements profitables, les médecins de famille passent de plus en plus de temps de rendez-vous avec les patients à chercher des risques de maladies ou des risques de risques6,7. Malgré l’absence de souffrance actuelle chez un patient, des diagnostics possibles et apeurants comme le cancer sont insinués comme étant l’issue d’une non-adhésion. Néanmoins, les bienfaits de nombreuses interventions de dépistage ont été remis en question6,7. L’étiquetage « à risque » crée une population de « bien portants inquiets », des personnes qui craignent que leur avenir soit inévitablement ponctué de multiples maladies chroniques et qui attendent que l’épée de Damoclès leur tombe sur la tête. Comme l’écrivait la Dre Iona Heath en 2010, lorsque la prévention des maladies commence à avoir une plus grande importance que le soulagement de la souffrance, quelque chose de très fondamental commence à mal tourner7.
Le médecin de famille responsable pourrait consacrer 7 heures par jour à dispenser des conseils et des tests de prévention8, causant de la frustration chez les patients dont le rendez-vous a été remplacé par l’objectif du médecin de passer à travers une liste de vérification de risques. Les lignes directrices actuelles sur le dépistage réduisent les patients à des caractéristiques démographiques. La personne disparaît et devient un homme de 52 ans atteint d’un prédiabète (qui sonne de bien plus mauvais augure que glycémie normale) au lieu de l’individu qui a des histoires, des espoirs et des inquiétudes. Les recommandations liées à quelques indicateurs démographiques écartent la nécessité de connaître la personne, ou le temps requis pour le faire, comme le font les approches normalisées qui demandent de vérifier la pression artérielle, les taux lipidiques ou la glycémie et faire de nombreux autres tests semblables. Les médecins de famille ressentent la frustration grandissante des patients; ils sont coincés entre ce qu’ils sont censés faire et leurs sentiments, et se sentent, en quelque sorte, à la fois inadéquats et irrités. Même si ce n’est pas le seul ingrédient, cela fait partie d’une recette pour l’épuisement professionnel, et c’est un facteur que la médecine familiale peut changer.
Est-ce une question de revenus?
La rémunération clinique des médecins de famille canadiens a toujours été, sans raison, moins élevée que celle d’autres spécialistes9. Cette disparité a été accusée d’être à la source de la pénurie actuelle de médecins de famille10,11. Je ne conteste pas que cette disparité doive être réglée, mais je me demande si l’argent corrigera le niveau sans cesse grandissant d’épuisement professionnel chez tant de mes collègues. Je ferais valoir que certaines tentatives de combler les écarts sur le plan de la rémunération pourraient avoir contribué à la pénurie de médecins de famille. Par exemple, en Ontario, on a mis en œuvre des mesures incitatives pour dispenser diverses mesures de dépistage. Les médecins de famille reçoivent des primes en fonction de la proportion de femmes, de patients transgenres et non binaires entre 50 et 74 ans dans leur pratique, qui ont subi une mammographie au cours des 30 derniers mois12. Ces paiements alimentent une pratique axée sur des parties du corps et passent à côté de l’essence et de la joie—qui inspirent la haute estime du public—des soins primaires, c’est-à-dire l’interconnectivité de ces parties du corps dans le façonnement de la santé de la personne dans son intégralité13.
Dans un énoncé de politique sur la santé publié en 2023, Stange et ses collègues affirmaient :
La combinaison d’un accent mis sur l’accès au détriment de la continuité, la multiplication des listes de vérification dans les modèles de dossiers médicaux électroniques et la rémunération des médecins en fonction de leur rendement selon des critères portant sur quelques maladies sélectionnées travaillent toutes ensemble pour diminuer la valeur perçue de la relation de guérison et pour engendrer un conflit avec le rôle professionnel, de la détresse morale, une collecte insoutenable de données, un fardeau administratif et l’épuisement professionnel5.
Sauver la pratique familiale et ses praticiens
En l’absence de données probantes, la médecine familiale n’a pas de fondement scientifique, mais sans les histoires et les valeurs des patients et nos relations avec eux, il ne nous reste qu’une seule voie à suivre. Cette voie n’optimise ni la santé ni la satisfaction des patients ou des médecins. Ceux d’entre nous qui épousent le principe d’une approche davantage centrée sur le patient le font souvent parce qu’intuitivement, cela semble la bonne chose à faire. Les patients sont des personnes, une affirmation qui devrait sembler évidente en soi, sauf dans une revue médicale rédigée par des érudits. Les individus devraient être respectés en tant que tels, plutôt qu’être conceptualisés comme des machines dont il faut identifier les pièces déficientes pour les réparer ou les remplacer14. Les données probantes scientifiques sont nécessaires, mais insuffisantes pour orienter les soins médicaux si elles sont utilisées isolément. Plutôt que de piéger les patients en les catégorisant en fonction de maladies et de risques dépourvus de particularités humaines et sociales, nous devons ouvrir ces cases catégorisées et voir la personne qui est dedans. Connaître leurs histoires, être connus d’eux (n’est-ce pas la raison pour laquelle nous avons choisi le terme médecine familiale plutôt que pratique générale pour notre spécialité?), être témoins de leur vécu, demeurer « avec eux » au fil du temps—ce sont les aspects qui rendent spéciale la spécialité de la médecine familiale. Ils peuvent aussi faire partie de l’antidote à l’épuisement professionnel des médecins de famille et la voie du retour de la satisfaction des patients et des meilleurs résultats en santé. Voilà ce que nous devons enseigner, incarner et mettre en pratique.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the May 2024 issue on page 303.
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