
La recherche menée par les médecins de famille et leurs collègues dans les milieux de soins primaires est essentielle pour établir et alimenter la base de données probantes qui guide la prestation des soins de santé au Canada1. Ancrer ce travail dans les expériences vécues chaque jour aux premières lignes des soins permet de renforcer la discipline et d’appuyer les initiatives d’amélioration de la pratique1. Dans le présent numéro du Médecin de famille canadien, Aggarwal et ses collaborateurs analysent l’impact considérable qu’ont eu les chercheurs canadiens en soins primaires en dépit des investissements relativement limités dans le domaine2. Inspirés par ce travail, la Section des chercheurs du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC) et Le Médecin de famille canadien ont collaboré au lancement des Entrevues d’influence, une série limitée d’articles mettant pleins feux sur les cinq chercheurs canadiens en soins primaires les plus largement cités et leurs importants travaux.
Le premier article de la série présente une entrevue avec la Dre Moira Stewart, professeure émérite à l’Université Western de London (Ontario), sur sa remarquable carrière de chercheuse en soins primaires. Son dossier de publications est résumé aux Encadrés 1 et 2.
Dre Moira Stewart, en chiffres : Données en date de janvier 2023.
Nombre de publications : 195
Nombre de publications comme auteure principale : 45
Nombre de citations comme auteure principale : 6686
Nombre total de citations : 13 148
Indice h de l’auteure*, 2007 à 2022 : 39
*L’indice h est calculé en prenant le plus grand nombre d’articles publiés par un auteur ou une auteure qui ont tous reçu au moins le même nombre de citations (h).
Publications les plus citées où elle est auteure principale
Stewart MA. Effective physician-patient communication and health outcomes: a review. CMAJ 1995;152(9):1423-33.
Stewart M, Brown JB, Donner A, McWhinney IR, Oates J, Weston WW et coll. The impact of patient-centered care on outcomes. J Fam Pract 2000;49(9):796-804.
Stewart M. Towards a definition of patient-centred care [editorial]. BMJ 2001;322(7284):444-5.
Stewart M, Brown JB, Boon H, Galajda J, Meredith L, Sangster M. Evidence on patient-doctor communication. Cancer Prev Control 1999;3(1):25-30.
Stewart MA. What is a successful doctor-patient interview? A study of interactions and outcomes. Soc Sci Med 1984;19(2):167-75.
Vous avez fait une formation en recherche et des études doctorales en épidémiologie. Comment en êtes-vous venue à la médecine de famille comme principal domaine de recherche?
Face à mes choix de carrière lorsque j’ai décroché mon diplôme universitaire, j’ai opté pour l’épidémiologie plutôt que la médecine parce que j’avais en tête d’étudier l’intersection des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux de la santé. J’ai quitté Halifax (Nouvelle-Écosse) pour aller étudier à l’Université Western, où ma fantastique directrice de thèse, la regrettée Dre Carol Buck, m’a dit : « Tu parles exactement comme ce nouveau professeur qui dirige le programme de médecine de famille, Ian McWhinney. Je vais te présenter à lui ». Le Dr McWhinney m’a convaincue de troquer l’étude des populations pour l’étude de la médecine de famille, un domaine qui s’intéresse à la fois aux conditions biologiques, psychologiques et sociales des patients. Je voulais travailler côte à côte avec des médecins de famille en exercice. Cette carrière en recherche combinait à la perfection un style de vie monacal, parfaitement adapté à une personne introvertie, et la collaboration avec des collègues, des praticiens, des patients et des décideurs.
Vos travaux les plus fréquemment cités abordent des questions liées aux soins centrés sur le patient. Qu’est-ce qui vous a attirée vers ce sujet de recherche?
Mon intérêt pour l’ensemble des facteurs (psychologiques, sociaux et physiques) qui jouent sur la santé et la maladie concordait avec l’intérêt du Dr McWhinney pour les diverses raisons poussant les patients à consulter (malaises, inquiétudes et signes indiquant des problèmes de vie). Quand j’étais étudiante aux cycles supérieurs dans les années 1970, mes superviseurs étaient les Drs Buck et McWhinney. Nous avons mené des études sur les motifs pour lesquels les patients consultent, ce que savent les médecins de famille de ces motifs et leurs façons d’y réagir; mieux ces médecins connaissaient les motifs recensés, meilleurs étaient les résultats pour les patients. Ensuite, dans mes travaux postdoctoraux, j’ai voulu découvrir comment les médecins de famille réussissaient à en apprendre davantage sur leurs patients en enregistrant les consultations sur cassette audio. C’est pourquoi, quand le Dr McWhinney a convié en 1981-1982 le Dr Joseph Levenstein [(un médecin de famille d’Afrique du Sud)] à occuper un poste de professeur invité à Western pour partager son point de vue sur l’importance des sentiments, des peurs et des attentes des patients, j’en savais déjà beaucoup sur l’encodage de conversations et j’ai aidé à créer de nouvelles mesures des concepts naissants à l’époque que l’on a fini par regrouper sous la méthode clinique centrée sur le patient. Sept ans plus tard [après avoir achevé] mon doctorat, j’ai entrepris un programme de recherche concertée sur les résultats des soins centrés sur le patient qui s’est étalé sur plusieurs décennies.
Une brillante carrière est souvent le fruit de la chance et d’une bonne planification. Quel rôle chacun de ces facteurs a-t-il joué dans votre vie de chercheuse?
Avec le recul, je constate que la planification ne semble pas avoir joué un grand rôle. Mes mentors et moi avons tiré parti des occasions qui se sont présentées. Nous avons pris les devants et bâti une carrière que l’on n’aurait jamais imaginée auparavant : chercheur ou chercheuse en sciences fondamentales au sein d’un département de médecine de famille. Le financement de base provenait de sources externes. [Durant] mes 39 ans de carrière, toutes sauf 6 ont été financées par des sources extérieures au département.
Comment le mentorat a-t-il façonné votre carrière?
Dans un cadre de mentorat, tous participent à la proposition d’idées dans une atmosphère de créativité et d’ouverture. Le Département de médecine de famille de l’Université Western était une pépinière d’idées émanant des nombreux visiteurs en provenance de l’étranger ou localement générées par des groupes de penseurs, une atmosphère cultivée par le Dr McWhinney. Le principal conseil qu’il m’a donné, en tant que non-clinicienne, a été de m’immerger dans la pratique. Il a pris des dispositions pour que je puisse observer des médecins de famille dans leur travail quotidien. Avec la Dre Carol Buck, je me suis formée à des méthodes de recherche rigoureuses et j’ai appris à rédiger des demandes de subvention. Modèle d’énergie sans bornes et contagieuse, [feu] le Dr Brian Hennen [un ancien directeur du Département de médecine familiale à Western] exerçait un leadership affirmé et stratégique.
Quel est selon vous l’aspect le plus satisfaisant de vos activités de recherche?
Le travail qui nourrit l’âme est celui qui est réalisé sur la méthode clinique centrée sur le patient. En tant que patiente ayant fait l’expérience de la méthode centrée sur le patient et de son antithèse, je peux témoigner de la valeur de la première et de son impact sur la santé et la guérison. Nous avons conçu un programme de recherche totalement original qui s’est déployé sur quatre décennies pour mesurer les soins centrés sur le patient, évaluer leur impact sur les résultats déclarés par les patients et sur les coûts des soins, tester leur impact sur les médecins et les patients dans le cadre d’essais à grande échelle (dont une collaboration Ontario-Québec dont je suis particulièrement fière) et mettre en lumière l’expérience que ces soins font vivre au patient. Les données ainsi recueillies ont permis d’accéder à une riche veine d’informations et d’idées utiles pour les praticiens et les enseignants3.
Je me suis également passionnée pour le décryptage des symptômes et la cocréation d’un véritable joyau, un programme appelé TUTOR-PHC [(Transdisciplinary Understanding and Training on Research–Primary Health Care)] visant la transmission des compétences générales et spécialisées en recherche à la relève.
La recherche comporte des hauts et des bas. Vous est-il arrivé de vous sentir découragée?
La recherche est un travail difficile qui exige de la force intérieure pour ne pas dévier de l’optique de départ lors de la rédaction des documents et demandes de subvention. Même s’il était décourageant de toujours devoir demander des bourses salariales, c’était malgré tout un mal pour un bien. Les exigences de ces organismes subventionnaires sont très strictes, beaucoup plus strictes que celles des universités, ce qui m’a aidée à me dépasser.
Dans un milieu de recherche biomédicale fondamentale au sein d’une faculté de médecine, j’ai en tant que Directrice de la recherche en médecine de famille défendre hors de tout doute l’idée que, parmi les disciplines médicales, la médecine familiale est unique [non seulement] par son approche clinique, mais aussi par ses activités de recherche de vaste portée (recherches cliniques et populationnelles et recherches sur les services de santé) et ses méthodes (quantitatives et qualitatives, développement de mesures), et qu’elle a des implications pour le personnel enseignant approprié au sein de la branche recherche du département.
Comment était-ce d’être femme et non-clinicienne dans un domaine de recherche dominé par des médecins hommes ayant reçu une formation clinique?
En 1978, j’ai été la première femme à faire partie du corps enseignant du Département de médecine de famille de Western. Je m’estimais déjà bien chanceuse d’avoir un emploi; alors, des choses comme l’accueil que je recevais m’importaient peu. Le directeur du département, le Dr McWhinney, était vraiment indifférent au genre et m’a toujours donné le sentiment d’être la bienvenue.
Comment avez-vous géré l’équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle?
Rien n’est plus important que la famille. Nous avons deux enfants et deux petits-enfants et nous estimons qu’ils doivent être les premiers à obtenir notre temps, notre attention et notre amour. Quand la pression monte trop au travail, je délègue, et quand la pression montait trop à la maison, je déléguais, tout en exerçant une étroite supervision. Je trouvais important de cloisonner ces deux aspects de ma vie. Ainsi, quand il fallait passer la fin de semaine à l’extérieur en raison d’activités sportives scolaires, comme les tournois, je diminuais mes responsabilités au travail afin de prendre congé le lundi pour récupérer d’une fin de semaine très occupée. On ne saurait trop insister sur l’importance de déléguer au travail; un personnel stable, bien encadré, vaut son pesant d’or.
Il peut être difficile de relier des études en particulier aux innovations dans les soins de santé. Cela dit, avez-vous déjà constaté l’influence de vos recherches sur la pratique et les politiques?
Les programmes de recherche qui ont le plus d’influence répondent à de multiples questions sur un sujet de recherche et établissent des liens avec les praticiens, les éducateurs et les décisionnaires. Le programme sur la méthode clinique centrée sur le patient en est un exemple. Ces nombreuses études sont en mesure de fournir les réponses pertinentes dont les praticiens, les éducateurs et les décisionnaires ont besoin pour intégrer la centralité du patient dans leurs contextes. Pour le praticien : Comment dois-je procéder? Quel bienfait en tirent mes patients? Combien de temps faudra-t-il? Pour l’éducateur : Comment puis-je justifier l’intégration de la centralité du patient dans le programme d’études? Comment puis-je l’enseigner? Et pour le décideur : Est-ce que ça améliore la santé? Est-ce que ça coûte moins cher? La recherche sur la méthode clinique centrée sur le patient a changé la façon dont les soins primaires sont dispensés au Canada, au Royaume-Uni, en Turquie, au Japon, à Singapour, au Brésil, au Nigéria, en Inde et ailleurs dans le monde grâce aux programmes de maîtrise et de doctorat de l’Université Western en médecine de famille, car nous formons les formateurs. Les liens avec le CMFC ont fait en sorte que la centralité du patient est évaluée dans le cadre de l’examen de certification. L’équipe de chercheurs communique les résultats de diverses façons : enseignement, plaidoyer, bénévolat, rédaction d’articles et d’ouvrages, présentation de communications et de plénières, et mentorat des futurs leaders en médecine de famille.
Pour terminer, qu’aimeriez-vous dire aux aspirants chercheurs et chercheuses en soins primaires?
Je crois que le domaine des soins primaires ou de la médecine de famille est le domaine le plus essentiel; par ses contributions à la santé et à la guérison, il est le ciment du vivre ensemble. En médecine de famille, voilà ce que je suggère aux jeunes chercheurs : Trouvez votre passion. Trouvez des mentors généreux et mobilisateurs. Concentrez-vous. Travaillez fort. Ne vous laissez pas distraire; gardez le cap. Et quand, inévitablement, des cafouillages se produiront, des gens seront là pour vous aider; vous ne serez pas seuls. Parlez à des collègues obligeants et attentionnés, et écoutez-les quand ils ont besoin d’être écoutés.
Notes
Entrevues d’influence est une série limitée publiée dans Le Médecin de famille canadien et coordonnée par la Section des chercheurs (SdC) du Collège des médecins de famille du Canada. En mettant pleins feux sur les cinq chercheurs canadiens en soins primaires les plus cités, la SdC souhaite célébrer leurs contributions et inspirer d’autres à s’engager dans ce domaine. Apprenez-en davantage sur la SdC au https://www.cfpc.ca/fr/member-services/committees/section-of-researchers.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the May 2024 issue on page 356.
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