Jusqu’à présent, les 10 provinces canadiennes ont toutes autorisé les pharmaciens à prescrire des traitements pour des affections mineures. Cet élargissement de leur champ d’exercice a été mis en œuvre comme l’une des solutions possibles aux problèmes dans les soins de santé, en particulier dans le contexte de la prise en charge des affections mineures, car il a pour but d’accroître l’accès aux soins au beau milieu de la crise des soins primaires. Un corpus grandissant de recherche sur la prescription par les pharmaciens a démontré des bienfaits pour les patients1. Par ailleurs, des préoccupations ont été soulevées quant à l’efficacité et à la sécurité de cette pratique. Ce commentaire présente un aperçu de la situation des pharmaciens prescripteurs au Canada, y compris les avantages éprouvés, les éventuelles embûches et les répercussions générales sur les soins aux patients.
État actuel des pouvoirs de prescrire des pharmaciens au Canada
Bien qu’il n’y ait pas de définition universelle d’affections mineures, elles sont souvent décrites comme des problèmes de santé qui peuvent en toute confiance être autodiagnostiqués par un patient et pris en charge par des stratégies d’autosoins (p. ex. traitements en vente libre, non pharmacologiques) ou par un traitement minimal à l’aide d’agents sur prescription2. Ces affections comprennent des problèmes qui peuvent être pris en charge à la pharmacie et n’exigent qu’un suivi mineur ou à court terme, comme des allergies, des infections des voies urinaires (IVU) sans complications et l’herpès labial2.
En 2007, l’Alberta est devenue la première province au Canada à implanter la prescription autonome par les pharmaciens3. Depuis, toutes les autres provinces ont accordé un certain degré de pouvoir de prescrire pour des affections mineures, et de nombreuses provinces ont rallongé la liste de ces affections avec le temps4.
Parce que les pouvoirs de prescription relèvent de la compétence provinciale et territoriale, il n’existe pas de normes pancanadiennes; cependant, les programmes provinciaux liés aux affections mineures ont élaboré des politiques distinctes, ont établi des normes pour l’éducation et la formation, et ont clairement délimité la prescription par les pharmaciens.
Selon la province, le nombre d’affections que les pharmaciens ont le droit de traiter et le processus selon lequel ces affections sont choisies varient. Par exemple, en Ontario, le choix des affections mineures se fondait sur divers facteurs : un problème pour lequel le temps est un élément important, le potentiel de prévenir les visites évitables au département d’urgence (DU), l’inclusion dans d’autres programmes provinciaux et la nécessité d’un médicament prescrit pour le traitement2.
Données probantes d’évaluation de la prescription par des pharmaciens pour des affections mineures
Plusieurs études canadiennes révèlent que la prescription par des pharmaciens pour des affections mineures est sûre et efficace, et qu’elle est aussi associée à une expérience positive pour les patients et à un allégement du fardeau exercé sur les soins primaires et les visites non urgentes au DU. Une évaluation des issues cliniques dans le cadre du programme lié aux affections mineures en Saskatchewan a fait valoir que la prescription par des pharmaciens s’est traduite par des degrés élevés de satisfaction chez les patients (95 % consulteraient le même pharmacien pour le traitement d’une autre affection mineure), l’amélioration des symptômes (81,4 % ont vu leurs symptômes considérablement ou complètement améliorés) et une réduction de 30 % des visites en clinique (24,8 %) ou au DU (2,4 %)5. Cette étude comportait des limitations importantes : les patients présentaient le plus souvent de l’herpès labial, qui se résorbe souvent de lui-même, et seulement 7 affections mineures au total (rhinite allergique, érythème fessier, herpès labial, aphtes, piqûres d’insectes, acné légère et muguet) ont été évaluées. Ce programme s’est aussi révélé rentable, notamment par un retour sur l’investissement estimé à 2,15 $ en coûts directs et indirects en soins de santé pour chaque dollar investi, ce qui représente, en économies totales projetées, 3,5 millions $ sur 5 ans de mise en application (2015 à 2019)6. En Ontario, une étude de modélisation plus récente qui évaluait les impacts économiques potentiels de la prescription par les pharmaciens pour 3 affections mineures (infections des voies respiratoires supérieures, dermatite de contact et conjonctivite) a révélé que le programme devrait s’avérer économique pour le payeur public, les économies variant entre 4,08 $ et 7,51 $ par patient7. En outre, une étude de cohortes au moyen de données administratives a estimé que 4,3 % des visites au DU en Ontario pourraient potentiellement être gérées par des pharmaciens communautaires ayant un champ d’exercice élargi8.
Les infections des voies urinaires sans complications sont un motif fréquent de consultation en soins primaires, et ce problème peut maintenant être pris en charge par des pharmaciens dans toutes les provinces canadiennes2,9. La recherche a démontré que la prescription par les pharmaciens pour une IVU sans complications aide à faciliter l’accès au traitement. Une étude auprès de 750 patients ayant une IVU sans complications et qui se sont présentés dans 39 pharmacies communautaires au Nouveau-Brunswick a démontré que la prise en charge par un pharmacien avait entraîné des degrés élevés de satisfaction chez les patients, de même qu’une amélioration notable et soutenue des symptômes10. Une guérison clinique s’était produite chez 88,9 % des patients10.
Il a été démontré que les pharmaciens adhèrent rigoureusement aux lignes directrices. Par exemple, une sous-étude de l’essai décrit plus tôt a révélé que la prescription d’antibiotiques pour une IVU par des pharmaciens concordait à 95,1 % avec les lignes directrices par rapport à 35,1 % chez les médecins11. Un taux de guérison clinique a été obtenu dans les 2 groupes (88,6 % dans le groupe des pharmaciens contre 91,1 % dans le groupe des médecins, p>,99)10. Cette étude a des limitations notables : elle a été réalisée dans une seule province, n’était pas randomisée et avait un échantillonnage de patients initialement évalués par des médecins (n=94) par rapport à celui évalué par des pharmaciens (n=665)10,11. En se conformant aux lignes directrices lorsqu’ils prescrivent de manière autonome et en utilisant leurs pouvoirs de prescrire pour modifier la durée et le choix des antibiotiques lorsque le traitement prescrit par un médecin est sous-optimal, les pharmaciens peuvent aider à réduire la prescription inutile d’antibiotiques et à accroître leur utilisation appropriée en milieux communautaires10,12.
Quelles sont les embûches potentielles et comment les surmonter?
Diverses importantes considérations ont été soulevées concernant la prescription de médicaments par des pharmaciens. Ces facteurs incluent, sans s’y limiter, la question de savoir si les pharmaciens ont les compétences et la formation nécessaires, les attentes liées à l’exercice, la responsabilité professionnelle, le fardeau du travail et de potentiels conflits d’intérêts.
Il est essentiel de posséder l’expertise, les connaissances et la formation nécessaires pour offrir des soins de santé efficaces. La formation et le permis d’exercice des pharmaciens englobent une grande diversité de responsabilités, notamment l’évaluation clinique, les diagnostics différentiels, le choix des interventions thérapeutiques appropriées, l’adhésion aux lignes directrices de pratique clinique, l’identification et la gestion des interactions médicamenteuses, l’éducation des patients et la communication avec d’autres professionnels des soins primaires13. Les ordres de pharmaciens exigent le maintien continuel de la compétence pour satisfaire aux normes de l’exercice. En Ontario, il faut suivre un module d’orientation obligatoire pour assurer une compréhension adéquate des obligations éthiques, juridiques et professionnelles avant de prescrire pour des affections mineures2. Les pharmaciens dans des provinces comme l’Alberta et la Saskatchewan doivent répondre à des conditions préalables de formation clinique plus intensives2. Tous les pharmaciens ont l’obligation de se tenir au fait des avancées cliniques et de perfectionner leurs compétences par des programmes de certification et de développement professionnel continu.Les risques d’autodiagnostics incorrects par les patients et les taux plus élevés de résistance aux antimicrobiens en raison de la surprescription ont cependant été soulevés comme des préoccupations liées à l’élargissement du champ d’exercice des pharmaciens.
Parmi les problèmes souvent mentionnés figure la possibilité d’un mauvais diagnostic en raison de l’absence d’un examen physique ou d’analyses de laboratoire exhaustives. Il importe toutefois de reconnaître que les affections mineures incluses dans les programmes provinciaux exigent habituellement une évaluation physique limitée pour poser un diagnostic, qu’elles ne nécessitent pas de tests de laboratoire, et que le suivi est généralement minimal ou absent. Toutes les personnes qui présentent des symptômes récurrents ou sévères devraient plutôt être dirigées vers le DU si c’est urgent ou vers un professionnel des soins primaires si cela ne l’est pas.
Les lignes directrices et les protocoles professionnels ont pour but de présenter des paramètres structurés pour aider les pharmaciens à naviguer efficacement à travers les situations cliniques, notamment à différencier les affections mineures des problèmes potentiellement plus sérieux et à reconnaître les signaux d’alerte qui requièrent une demande de consultation pour réduire la probabilité d’un diagnostic mauvais ou retardé. Les normes de l’exercice imposent aux pharmaciens d’utiliser des pratiques fondées sur des données probantes et leurs compétences en évaluation critique pour éclairer leurs activités professionnelles. L’utilisation des lignes directrices de pratique clinique et des algorithmes fondés sur des données probantes, accessibles par l’intermédiaire de ressources comme RxTx, MedSask et MAPflow, et par des organisations comme Santé Ontario et Santé publique Ontario, aide à assurer des prescriptions de grande qualité.
Le potentiel de responsabilité professionnelle dans le contexte des pharmaciens prescripteurs est un sujet qui doit être examiné sérieusement au sein des systèmes de santé. Comme l’a précisé l’Association canadienne de protection médicale, la probabilité que des médecins fassent face à des poursuites médicolégales en raison d’événements indésirables survenus parce qu’un pharmacien a prescrit de manière indépendante est minime14. Depuis le milieu des années 2000, les pharmaciens au Canada ont reçu les pouvoirs de prescrire de manière autonome des médicaments pour des affections bien précises. Il importe de reconnaître que tant les médecins que les pharmaciens fonctionnent à titre de professionnels indépendants au sein de l’écosystème des soins de santé. Ils ont chacun leurs ordres distincts et s’acquittent d’obligations individuelles concernant les soins aux patients relevant de leurs champs d’exercice respectifs. Les pharmaciens, en tant que classe séparée de professionnels de la santé réglementés, restent seuls responsables de leurs actes en prescrivant des médicaments conformément à un protocole pour les affections mineures, assumant donc leurs devoirs et leurs responsabilités individuels envers les patients. Cette délimitation des responsabilités met en évidence l’autonomie et les responsabilités inhérentes dans les initiatives de prescription par les pharmaciens. De plus, les médecins ne seront généralement pas tenus responsables des actes d’un pharmacien lorsque le pharmacien a agi indépendamment du médecin et exerce de manière autonome dans les limites définies de son champ d’exercice (c.-à-d. qu’il n’agit pas en vertu d’un pouvoir délégué par le médecin)14. Il importe de signaler que, même si les exigences particulières ne sont pas les mêmes d’une région à l’autre, les ordres de pharmaciens s’attendent à ce que leurs membres connaissent bien les obligations éthiques, juridiques et professionnelles relatives à la prescription pour des affections mineures. Cela inclut, sans s’y limiter, la compréhension de leur champ d’exercice, les critères pour demander une consultation et l’importance d’une documentation rigoureuse. Ces mesures, accompagnées de la formation continue et des programmes robustes d’assurance de la qualité, jouent un rôle central dans l’atténuation des risques inhérents à la prestation de soins aux patients15.
Compte tenu des lourdes charges de travail que connaissent des pharmaciens et des pharmacies, la prestation de services pour des affections mineures peut présenter un défi considérable. Certains pharmaciens et leurs pharmacies peuvent donc choisir de ne pas offrir ces services; il s’agit d’un facteur important dont les gouvernements devraient tenir compte, en particulier lorsqu’ils se penchent sur l’accès aux soins dans les régions rurales ou mal desservies. Cependant, avec un soutien suffisant et l’optimisation du déroulement du travail, les équipes des pharmacies peuvent intégrer efficacement dans leur pratique ces services pour affections mineures, sans compromettre la qualité des soins ni exacerber les pressions découlant de leur charge de travail existante. Par exemple, la délégation de tâches techniques aux techniciens en pharmacie dont le champ d’exercice est élargi pour comprendre la vaccination pourrait alléger davantage les pressions découlant de leur charge de travail.
Enfin, les conflits d’intérêts financiers sont souvent mentionnés comme de potentielles préoccupations. Les pharmaciens doivent respecter un code d’éthique, ce qui assure qu’ils accordent constamment la priorité à la prise de décisions cliniques plutôt qu’à leurs intérêts commerciaux. En outre, les pharmaciens sont tenus d’informer les patients que les ordonnances qu’ils rédigent peuvent être remplies dans n’importe quelle pharmacie, favorisant ainsi l’autonomie et le choix du patient. De plus, dans la plupart des régions canadiennes, la rémunération publique des évaluations faites par les pharmaciens demeure distincte des résultats de la consultation, comme les recommandations de consulter un médecin ou les recommandations de traitements en vente libre. Cette structure vise à assurer l’impartialité dans les soins aux patients et à minimiser les potentiels conflits d’intérêts.
Implications
Les pharmaciens qui prescrivent pour des affections mineures au Canada mettent à contribution leur expertise et leur disponibilité au profit de la communauté pour offrir un meilleur accès aux soins par les patients, tout en réduisant le nombre de visites non urgentes chez le médecin et au DU5-8. Les résultats favorables observés dans les études jusqu’à maintenant et les économies associées aux services dispensés par les pharmaciens mettent en évidence le potentiel de cette pratique pour optimiser la prestation des soins de santé et améliorer l’expérience des patients avec le système de santé. La base de données probantes actuelle se limite largement à des études de petite envergure ou non randomisées, mais elle évolue. Il est nécessaire d’effectuer d’autres études de recherche de grande qualité, randomisées et contrôlées pour surveiller et comprendre les répercussions des programmes de prescription par les pharmaciens. Les projets de recherche à venir devraient se pencher sur les variations possibles dans la qualité de la prestation du service pour les affections mineures, surtout dans les régions mal desservies, car de telles évaluations pourraient fournir des renseignements précieux pour raffiner la formation et les pratiques des pharmaciens dans le but de répondre plus efficacement aux besoins en soins de santé des communautés.
Conclusion
La prescription par les pharmaciens n’est qu’une petite stratégie au sein d’un système de santé où 1 patient sur 5 n’a pas accès régulièrement à un médecin de famille16. À l’avenir, les provinces et les territoires devraient envisager des stratégies qui optimisent en toute sécurité l’accès aux soins dans les pharmacies; facilitent la collaboration entre les pharmaciens et d’autres professionnels des soins primaires; et contribuent à améliorer la prestation des soins de santé au Canada.
Footnotes
Intérêts concurrents
Dre Nardine Nakhla est présidente-directrice générale et cofondatrice de MAPflow Inc, fournisseur d’un outil d’aide à la décision sur le Web pour faciliter la prescription pour affections mineures.
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 441.
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