Il n’est pas nécessaire que la médecine familiale soit étiquetée comme une spécialité pour être intellectuellement valable [traduction libre]1.
Walter O. Spitzer
L’objectif de ce commentaire n’est pas de relancer le débat à savoir si la médecine de famille est ou non une spécialité médicale, mais il convient de rappeler que ce n’est pas d’hier que la discipline est remise en question et forcée de justifier son expertise clinique au sein d’un système où la spécialisation est fortement valorisée. L’étendue attendue du champ de pratique, l’engagement associé à la continuité des soins et à l’accessibilité et le besoin de se sentir « spécialiste de quelque chose » sont sources de tensions au sein même de la profession2. Ce questionnement est devenu plus aigu devant l’avancement des champs de pratique des autres professionnels de la santé dans le contexte de la collaboration interprofessionnelle. Alors que tous les professionnels de la santé doivent maîtriser des compétences communes comme le leadership, la communication et la collaboration, entre autres, ils doivent se compléter par l’apport d’une expertise clinique unique. Reconnaitre notre expertise unique, accepter de s’y concentrer est une des avenues pour retrouver la joie au travail, la fierté d’être médecin de famille et rendre la discipline attrayante. Quelle est, et quelle devrait être, notre contribution clinique unique dans nos systèmes de santé en profonde transformation? Ce commentaire propose quelques avenues de réponse.
Qu’est-ce que l’expertise professionnelle?
Poser la question de notre contribution clinique unique, c’est fondamentalement se questionner sur notre identité professionnelle. D’un point de vue sociologique, la raison d’être des professions est de « proposer des services pour solutionner des problèmes humains »3. La base objective de toute profession est le savoir académique. Chaque profession établit sa légitimité en s’appuyant sur son savoir académique pour proposer une façon de définir les problèmes (diagnostic), d’en trouver les causes (inférence) et de proposer des solutions (traitement). Selon Abbott, ces trois activités ou tâches constituent les bases subjectives d’une profession3. On serait tenté de croire que le savoir expert professionnel se définit par une expertise de contenu hautement spécialisée, mais c’est avant tout la capacité d’appliquer un jugement discrétionnaire sur des situations uniques complexes qui le caractérise4.
Qu’en est-il de l’expertise médicale? Kathryn Montgomery, dans son essai « How doctors think », explore en profondeur l’exercice de la médecine qui, rappelle-t-elle, est d’abord une pratique plus qu’une science. Selon elle, « Ce qui caractérise les médecins, ce qui fait d’eux des médecins, c’est leur jugement clinique : un raisonnement interprétatif multiforme, la logique nécessitée par le raisonnement de l’effet vers la cause. Face à une multitude d’études généralistes de qualité variable et de pertinence incertaine, un médecin doit comprendre comment tout ou une partie s’applique à un patient particulier.5 »
Si, du point de vue de la sociologie des professions, tout professionnel est un spécialiste, un expert, il faut reconnaitre qu’il existe au sein de toutes les professions des tensions entre les « généralistes », qui sont près du terrain et s’appuient sur un corpus étendu de connaissances, et les « spécialistes » qui circonscrivent leur expertise et pratiquent plus près des « tours d’ivoire » du savoir académique3,4. Les généralistes de toute profession sont en position plus inconfortable, car plus vulnérables à l’extension des champs de pratique des autres professionnels.
Quels sont les fondements de la médecine de famille?
Une profession se définit donc par un domaine de pratique, un corpus de connaissances et une façon d’accomplir les trois tâches fondamentales de toute profession. Comment notre discipline se distingue-t-elle?
Le domaine de pratique de la médecine de famille apparaît souvent « éparpillé » et ne se limite pas à la première ligne. Le Profil professionnel en médecine de famille décrit 5 champs de pratique : les soins primaires ou soins de première ligne, les soins maternels et néonatals, les soins d’urgence, les soins à domicile et soins de longue durée et les soins hospitaliers6. J’aimerais proposer que tous ces champs de pratique se regroupent en un seul domaine : celui des soins et services de proximité dans la communauté.
Walter O. Spitzer propose que la médecine de famille s’appuie sur 4 grandes traditions scientifiques qui constituent sa base académique1 : les sciences biomédicales, avec une formation plus robuste dans ce domaine que les autres professions de la santé; les sciences du comportement, comme l’anthropologie, la sociologie et la psychologie, qui nous permettent, comme l’a si bien dit Ian McWhinney, d’aller « au-delà du diagnostic »7. Cette intégration des sciences biomédicales et du comportement est d’ailleurs assez unique au sein des professions de la santé. Il s’agit des sciences cliniques, que Feinstein appelait Clinimétrie8, notamment la science des signes et des symptômes, de leur valeur prédictive, de leur utilisation comme mesures de l’impact fonctionnel de la maladie et du rétablissement. Et enfin, il s’agit de l’Épidémiologie, l’étude des déterminants de la santé et d’enjeux populationnels qui influencent la prise de décision clinique individuelle.
Cette robuste assise académique permet aux médecins de famille d’appliquer un raisonnement holistique et global centré sur le patient6 pour formuler un diagnostic multidimensionnel, en estimer les causes multifactorielles et proposer des interventions qui tiennent compte de l’ensemble de la situation. C’est cette démarche clinique intégrative qui distingue les médecins de famille au sein de la profession médicale et du système des professions.
Quelle est notre expertise clinique unique?
Ce bagage théorique et expérientiel permet aux médecins de famille de résoudre de façon efficiente une grande variété de problèmes de santé, des plus simples aux plus complexes. Mais ce n’est pas en tentant de lister l’ensemble de ces problèmes qu’il faut aborder la question. Comme le suggère David Loxterkamp : « Peut-être nous trompons-nous sur ce que signifie être généraliste. Est-ce défini par la taille de notre panier de services ou par l’éventail d’idées et d’expériences à notre disposition? »9. Qu’est-ce qui caractérise cet éventail d’idées et d’expériences? Voici mes propositions.
Les symptômes et problèmes indifférenciés. Il ne faut jamais oublier que près de 25 % des consultations faites en première ligne le sont pour des symptômes et des problèmes indifférenciés10. Les médecins de famille sont les experts de la détection des problèmes latents, aigus et chroniques, et de l’identification de maladies moins fréquentes qui peuvent s’avérer dangereuses11. Comme le disait McWhinney : « La reconnaissance de la maladie à ses stades précoces exige une expertise clinique de premier ordre.7 »
L’art du pronostic. Comme l’a écrit Spitzer, « faire le diagnostic correct est utile et important, mais atteindre la décision correcte d’action au sujet d’un patient donné, avec l’attention au pronostic, est le critère le plus important de la performance des médecins de famille »1. Cette capacité d’estimer l’évolution potentielle des symptômes et la gravité de la situation nous permet de calibrer nos interventions, de pratiquer l’attente vigilante et de choisir avec soin pour ne sortir l’artillerie lourde que lorsque nécessaire.
La gestion de l’incertitude pour une prise en charge dans la communauté. La gestion de l’incertitude est au cœur de la pratique médicale. Mais gérer l’incertitude dans la communauté, à domicile, lorsque toutes les ressources ne sont pas disponibles est une responsabilité qui revient au médecin de famille. L’hôpital et l’urgence ne peuvent plus être les seules réponses à des situations potentiellement instables. Il faudra de plus en plus augmenter notre capacité dans la communauté à voir des patients qui sont à l’interface entre les soins primaires et aigus.
Les besoins complexes et la multimorbidité. En contexte de complexité, il faut proposer des soins axés sur les priorités et les objectifs définis par les patients. L’application d’une série de guides de pratique ne constitue pas une réponse adaptée. La multimorbidité et la prévalence élevée de situations bio-psychosociales concomitantes nécessitent la démarche diagnostique et thérapeutique holistique qui caractérise la médecine de famille.
La continuité des soins. La continuité de la relation avec les patients dans le temps, que certains appellent « longitudinalité »12, est un des 4 principes de la médecine de famille. Elle contribue à la démarche clinique. Sans la continuité, la médecine de famille perd de son efficacité. Elle est un atout inestimable qui permet de mettre en perspective un nouvel épisode, de prendre le temps d’attendre, de développer la confiance. La continuité va de pair avec un champ de pratique étendu, une polyvalence, terme que je préfère à la globalité. En effet, c’est l’étendue du champ de pratique qui permet la continuité des soins d’un épisode à l’autre. Cependant, si la continuité et l’étendue du champ de pratique restent le cœur de la médecine de famille, leur mise en pratique devra évoluer alors que la pratique en équipe interprofessionnelle prendra de plus en plus de place.
Une expertise clinique plus que jamais nécessaire dans un système en transformation
Notre expertise clinique sera une valeur hautement recherchée alors que l’évolution des connaissances et des technologies et l’accroissement des inégalités en santé résulteront en la prise en charge de problèmes de plus en plus complexes dans la communauté. C’est dans ce contexte qu’assurer l’affiliation de tous les citoyens à une source régulière de soins de proximité, une équipe qui s’engage à répondre à la majorité des besoins de santé en favorisant la continuité, est une priorité de la majorité des pays. C’est d’ailleurs ce à quoi aspirent les citoyens canadiens selon un sondage récent13.
Il est clair que la pratique de la médecine de famille n’est pas viable hors d’une pratique en équipe ou en réseau, comme le propose la vision du Centre de médecine de famille14. Mais il faut revoir les façons de pratiquer en équipe. Une proportion importante des personnes qui utilisent nos services ont des besoins de santé peu complexes, ne nécessitant pas nécessairement une intervention médicale ou la mobilisation d’une équipe entière15,16. Une des voies de passage vers un accès amélioré aux soins de première ligne et un travail plus satisfaisant sera de redessiner notre offre de service en fonction de segments de clientèles ayant des besoins de santé comparables et d’optimiser la contribution de tous les professionnels de l’équipe et du réseau avoisinant17. Notre expérience clinique est essentielle pour réaliser cette réorganisation du travail, soit réinventer la continuité des soins, assurer une continuité d’équipe, tout en favorisant la continuité relationnelle avec un professionnel principal responsable qui ne sera pas nécessairement le médecin de famille12. Les résultats de l’initiative pancanadienne NosSoins suggèrent que les citoyens adhèrent à cette vision et sont prêts à être suivis dans des équipes où ils verraient d’autres professionnels que leur médecin de famille13.
Conclusion
Pour conclure, plus que jamais, les médecins de famille auront à être d’excellents cliniciens, faisant bénéficier les autres membres de l’équipe interprofessionnelle de leur savoir expert unique, permettant ainsi la prise en charge d’un large éventail de problèmes de santé dans la communauté. Nous devons être fiers d’être qui nous sommes : des médecins, généralistes, dont le domaine d’expertise est les soins et services de proximité dans la communauté et qui s’appuient sur un champ de pratique étendu dans un contexte de continuité de soins. Il ne faut avoir aucun doute sur la valeur intellectuelle de la médecine de famille.
Footnotes
Intérêts concurrents
La Dre Marie-Dominique Beaulieu avait, lorsque l’article fut soumis, un mandat de médecin-conseil à l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux du Québec (INESSS) et au ministère de la Santé et des Services Sociaux du Québec (MSSS). Elle n’a pas de relation avec d’autres commanditaires reliés au milieu de la santé ou à l’industrie (p. ex. participation à des conseils consultatifs ou des services de conférenciers, brevets de médicaments ou de dispositifs médicaux, etc.). L’article est basé sur la conférence qu’elle a donnée au FMF 2023 à Montréal pour laquelle elle a reçu un honoraire professionnel du CMFC comme conférencière. Elle était rémunérée par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ) pour son travail comme médecin-conseil à l’INESSS et par le MSSS pour son travail comme médecin-conseil au MSSS.
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
This article is also in English on page 530.
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