
Dans mon travail, j’assiste à beaucoup de réunions. Je ne dis pas cela pour vous rendre jaloux; vous allez comprendre où je veux en venir. Certaines de ces réunions portent sur les ressources en santé et la pénurie de médecins. Dans quelques-unes, on m’a informé d’une grave pénurie de médecins de famille, parfois comme s’il s’agissait d’une révélation. Dans ces situations, j’ai l’impression d’être un nageur vétéran à qui l’on annoncerait que l’eau est mouillée. Oui, beaucoup de données montrent qu’il y a pénurie, mais tous les médecins de famille qui exercent ont une connaissance profonde de ce problème.
Pendant mes 25 années de carrière clinique, j’ai eu les mêmes conversations que vous au moins une fois par semaine (sinon tous les jours) : « Je suis désolé, mais je ne peux pas recevoir cette personne aujourd’hui » ou « Je m’excuse, mais je ne peux pas inscrire votre frère ou votre amie sur ma liste de patients pour le moment » ou autres variations sur le même thème.
Il y a plusieurs années, j’ai donné un conseil à un ami aux prises avec un milieu de travail épouvantable : « À force d’essayer de réparer un système défaillant, on peut parfois se briser. » Voilà le risque que nous courons. Nous avons choisi la médecine de famille parce que nous nous soucions des autres (et pas pour l’argent, vous le savez bien). Nous voulons aider nos patients et être présents pour leur famille et leurs amis (notre communauté), mais nous avons nos limites. Malgré notre force, notre résilience et notre compétence, même la structure la plus résistante s’écroule lorsque soumise à un poids démesuré. Pendant des décennies, nous avons pris soin de nos patients et porté un système qui, lui, ne nous a apporté aucun soutien, ni à nous ni à nos patients. Pour tous les soins que nous avons prodigués, ni nous ni le système n’avons eu droit en retour à l’aide dont nous avons besoin. Ce problème se propage maintenant dans tous les aspects de la vie.
L’autre jour, je discutais avec une chauffeuse de taxi dans une petite ville de l’Ontario. Elle avait habité plusieurs villes dans un rayon de 200 kilomètres. Sans rien savoir de ma profession, elle m’a confié quelque chose qui, à l’évidence, la préoccupait beaucoup : elle n’arrive pas à trouver de médecin de famille. Elle m’a raconté avoir emménagé dans cette ville pour s’occuper de son frère. Le médecin qu’elle voyait avant, à une centaine de kilomètres de là, lui a dit qu’il ne pourrait pas la suivre dans une autre ville. Aujourd’hui, trois ans après, elle reçoit un appel du « gouvernement » environ une fois par an pour lui demander comment elle va, et elle répond qu’elle ne va pas bien. Et puis elle attend le prochain appel, un an plus tard.
Quelles sont les chances que le chef de la direction de la famille professionnelle des médecins de famille entende cette histoire? Comme beaucoup de choses, c’est une question de statistiques. Étant donné que plus de 6 millions de personnes au Canada n’ont pas de médecin de famille1, et que la situation stresse beaucoup d’entre eux, il faut s’y attendre. Ce n’est pas la première fois que j’entends une personne ignorant tout de ma profession ou de mon poste exprimer cette même frustration.
Les solutions doivent être multidimensionnelles; aujourd’hui, in extremis, les choses commencent (enfin) à bouger. Dans plusieurs provinces et territoires, on voit apparaître de meilleurs modèles de rémunération plus avantageux, les soins en équipe se développent, et de nouvelles facultés de médecine ciblent des apprenants pour la médecine de famille. Là où ces changements n’ont pas eu lieu, le Collège des médecins de famille du Canada multiplie ses efforts de plaidoyer. Le problème étant multifactoriel et complexe, la solution ne sera ni simple ni unique. Nous devons nous mobiliser sur plusieurs fronts et varier nos tactiques et nos recommandations. Nous risquons d’en froisser certains en leur tenant tête lorsque les progrès stagnent, mais nous savons à quel point le changement est urgent, et nous n’allons pas nous excuser de vouloir trouver des solutions pour la population canadienne, nos patients et notre profession.
Soutenir et défendre la médecine de famille demande que nous élargissions notre perspective. Par exemple, une préoccupation est parvenue à mes oreilles dernièrement : avec l’un des nouveaux modèles de rémunération, certains médecins verraient un moins grand volume ou prendraient moins de nouveaux patients qu’espéré. Est-ce étonnant pour les bailleurs de fonds qu’après avoir été sous-estimés, sous-financés et surmenés pendant des dizaines d’années, certains médecins de famille apprécient simplement une rémunération adéquate sans travailler à l’excès? Il ne s’agit pas d’un échec des nouveaux modèles de rémunération, mais d’une réponse raisonnable des médecins de famille qui choisissent de ne pas se laisser briser par un système défaillant.
Je suis d’avis que cette rémunération n’était pas censée pousser des médecins débordés à en faire encore davantage. Il s’agissait d’offrir enfin une rémunération satisfaisante aux médecins de famille pour le travail qu’ils accomplissent déjà et, ce faisant, d’inciter davantage de cliniciens, de résidents et d’étudiants à choisir d’exercer la médecine de famille et d’offrir des soins complets et globaux. Ces dernières années, nous avons entamé les travaux pour réparer ce système, en déclin depuis plusieurs décennies. Continuons sur notre lancée afin d’offrir un système plus robuste à nos patients et aux médecins de famille dévoués, qui ont tant donné pour soutenir leurs patients et appuyer le système.
- Copyright © 2025 the College of Family Physicians of Canada