Les ordinateurs et les dossiers médicaux électroniques (DMÉ) occupent une place de plus en plus grande dans la pratique clinique. De nos jours, il est fréquent, lors d’une observation clinique directe, de voir les apprenants tournés vers les écrans plutôt que vers les personnes en face d’eux. Nos regards sont attirés par les écrans lumineux1, et devant l’alourdissement de la tâche de documenter des soins complets et complexes, nous avons souvent tendance à nous hâter pour consigner les renseignements cliniques au DMÉ dans l’espoir d’améliorer notre efficacité et d’accroître le débit de patients traités. Or, l’utilisation des DMÉ peut parfois nuire à la qualité de l’examen psychologique réalisé par les médecins en exercice2. À ce titre, quel effet a notre fascination pour les écrans sur le développement des compétences communicationnelles chez les apprenants? Comment satisfaire aux exigences actuelles liées à la prise de notes et aux soins complets et à la globalité des soins, tout en gardant les rencontres avec les patients engageantes et ancrées dans l’instant présent? Les scribes numériques dotés d’intelligence artificielle (IA) pourraient-ils être la réponse3,4?
Bien que les techniques d’écoute active en médecine soient souvent enseignées dans des modules distincts sur la communication, leur mise en pratique en milieu clinique demeure un défi pour de nombreux étudiants et résidents. L’enseignement du phénomène linguistique japonais de l’aizuchi pourrait aider les apprenants à mieux saisir l’importance de l’attention que requiert l’écoute active.
Le respect, pilier de la culture japonaise, trouve son expression la plus pure dans l’écoute active. Sans exiger des apprenants qu’ils maîtrisent le japonais ou adoptent les codes culturels nippons, une initiation aux principes de l’aizuchi offre des leçons pratiques précieuses.
Communication verbale et non verbale
À l’origine, l’aizuchi désignait les coups de marteau alternés portés par un maître forgeron et son apprenti sur le fer chaud lors de la fabrication d’épées5. Au fil du temps, ce terme a fini par désigner les expressions brèves ou les interjections qu’un auditeur japonais émet pour montrer qu’il est attentif à l’interlocuteur. Parmi les équivalents simples des expressions de l’aizuchi, on trouve des mots comme « Oui », « Hm-hm », « OK » ou « Ah, d’accord » (Tableau 1).
Expressions courantes de l’aizuchi et équivalents en français
Cependant, l’aizuchi n’est pas un phénomène purement verbal ; le hochement de tête en constitue aussi une expression. La communication japonaise repose en grande partie sur des éléments non verbaux, où les courtes expressions s’accompagnent souvent de mimiques attentives et de hochements de tête appropriés. En linguistique, on parle de back-channel6. Ce terme désigne la manière dont nous prononçons des interjections ou des expressions pour montrer que nous comprenons et que nous prêtons attention, plutôt que pour transmettre de nouvelles informations. Il ne s’agit pas de poser des questions, mais de soutenir l’interlocuteur en l’incitant à poursuivre son discours.
Enfin, l’aizuchi peut également se manifester par de courtes phrases en écho. Par exemple, lorsqu’un patient dit : « Je crache des glaires depuis une semaine », le médecin pourrait répondre : « Vous avez une vilaine toux ! ». L’auditeur effectue ainsi une synthèse brève ou une transformation sémantique de l’idée qui vient d’être exprimée. Ces expressions, courtes et percutantes, s’enchaînent comme l’écho d’un coup de marteau.
Les trois composantes de l’aizuchi—interjections brèves d’acquiescement, hochements de tête et énoncés ou questions en écho—vont de pair avec les expressions occidentales de l’écoute active, dans la mesure où le back-channel est une notion linguistique universelle, présente dans toutes les cultures.
Présence dans l’instant
L’origine du terme aizuchi suggère que l’on doit garder les yeux rivés sur le marteau et les oreilles attentives à ce dernier, afin de pouvoir synchroniser son expression avec le « coup » porté par le patient. Ainsi, l’apprenant doit être en phase avec l’instant présent et réceptif au patient. L’expression utilisée lors des cérémonies du thé japonaises, ichi-go ichi-e, qui se traduit par « une fois, une rencontre », « pour cette fois seulement » ou encore « une fois dans une vie », illustre parfaitement cette idée7. Le sens de cette expression de quatre mots, ou quatre caractères, est complexe et peut se traduire de plusieurs autres manières. On peut l’interpréter de cette façon : le temps ne se répète jamais, et chaque rencontre est unique, ce qui ne peut être pleinement perçu et apprécié qu’à travers une attention totale. Le concept de ichi-go ichi-e contribue ainsi à renforcer l’authenticité de l’aizuchi.
Les ordinateurs peuvent aisément nous éloigner de la perception de l’instant présent. Imaginez quelqu’un en train de taper sur un clavier lors d’une cérémonie du thé japonaise—l’instant en serait alors dépourvu de tout son zen ! De même, lorsque nos yeux sont rivés sur des écrans, nous sommes moins en mesure d’apprécier la singularité de l’instant présent dans la pratique clinique.
Nos regards peuvent se détourner de l’écran pour consulter les résultats d’une analyse de laboratoire ou d’un rapport d’imagerie, tout comme un joueur peut brièvement baisser les yeux pour situer le ballon. Toutefois, notre attention devrait demeurer largement centrée sur l’interaction avec le patient.
Les problèmes liés à la tenue des dossiers
L’un des principaux obstacles à la pratique de l’aizuchi et de l’écoute active réside dans la nécessité de consigner l’interaction de façon claire sur support électronique. En effet, les apprenants éprouvent des difficultés à consigner suffisamment d’information au dossier et, plus souvent encore, à ne pas en consigner trop8. De nombreux apprenants redoutent de ne pas se souvenir des détails ou de ne pas saisir correctement toute l’information. Aider les apprenants à établir un contact visuel avec leur patient, c’est aussi leur apprendre à avoir confiance en leur capacité à percevoir et à synthétiser l’information au fil de la rencontre. Plus ils sont présents pendant la rencontre, plus il leur est aisé de résumer l’information verbale et non verbale par la suite. Les enseignants peuvent souligner ce paradoxe et encourager subtilement les apprenants à reporter la tenue des dossiers à la fin de la rencontre. Pour cela, ils doivent également donner aux apprenants la permission de s’exercer à l’aizuchi tout en rédigeant des notes plus concises, centrées sur les points clés plutôt que sur les détails.
Le temps consacré à la tenue des dossiers après une rencontre est une source fréquente de stress. Nous ne savons pas très bien si le fait d’être davantage présent aidera à formuler les choses de façon plus claire et plus rapide, ou si cela risque plutôt d’entraîner des délais encombrants. Toutefois, l’utilisation croissante des scribes d’IA dans la dernière année pourrait amener les cliniques d’apprentissage à recourir à des rencontres objectives et structurées de type examen clinique plutôt que de mener des entretiens et rédiger des notes en parallèle. À l’avenir, les apprenants pourraient avoir l’occasion d’interagir avec les patients sans être autant distraits par un écran, mais cela pourrait également freiner le développement de leurs compétences en rédaction de notes.
Conclusion
L’art japonais de l’aizuchi illustre l’importance d’une synchronisation harmonieuse dans le back-channel linguistique. Abstraction faite de la pratique de s’incliner, les autres aspects de l’écoute active, tels que les expressions brèves et stimulantes, les hochements de tête et les commentaires courts en écho, fonctionnent tout aussi bien en français qu’en anglais. Cette triade peut être utilisée pour aider les apprenants à se détacher des écrans et à profiter pleinement des moments uniques que l’on ne peut répéter : ichi-go ichi-e. Pour parvenir à l’aizuchi ou à l’écoute active, les apprenants doivent s’efforcer de détourner leurs yeux et leur esprit des écrans et d’être présents avec les patients pour pouvoir justement consigner plus fidèlement ces rencontres au dossier par la suite. Si le rôle que jouera la technologie à l’avenir demeure incertain, le recours croissant aux scribes d’IA pourrait s’avérer bénéfique, car il permettrait aux apprenants de dialoguer plus directement avec les patients et pourrait réduire le temps nécessaire à la rédaction des notes. Dans tous les cas, l’enseignement de l’aizuchi aux apprenants est une activité qui comporte peu de risques et qui, de surcroît, est centrée sur le patient.
Notes
Conseils pour les enseignants
▸ L’écoute active est un aspect important de l’interaction médecin-patient. Malheureusement, la pratique courante qui consiste à saisir des notes dans les dossiers médicaux électroniques ou à avoir les yeux rivés sur des écrans pendant les consultations peut nuire à la capacité d’un médecin à être en phase avec les patients, ce qui peut également conduire à une prise de notes moins précise.
▸ Le concept linguistique japonais de l’aizuchi désigne une interaction de l’auditeur avec le locuteur à travers une communication verbale et non verbale (brefs sons d’acquiescement, hochements de tête, énoncés ou questions en écho) témoignant respect et engagement.
▸ Enseigner aux apprenants ce qu’est l’aizuchi est susceptible de les aider à comprendre l’attention que requiert l’écoute active. Il serait judicieux de les encourager à détourner leur regard des écrans pendant les rencontres avec les patients et à envisager de reporter la tenue des dossiers à la fin de la consultation. Des outils tels que les scribes d’intelligence artificielle pourraient être utilisés pour réduire la charge que représente la prise de notes pendant les rencontres, bien que l’utilisation de ces technologies soit encore en plein développement.
Occasion d’enseignement est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien, coordonnée par la Section des enseignants du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC). La série porte sur des sujets pratiques et s’adresse à tous les enseignants en médecine familiale, en mettant l’accent sur les données probantes et les pratiques exemplaires. Veuillez faire parvenir vos idées, vos demandes ou vos présentations à la Dre Viola Antao, coordonnatrice d’Occasion d’enseignement, à viola.antao{at}utoronto.ca
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the January 2025 issue on page 67.
- Copyright © 2025 the College of Family Physicians of Canada