La médecine familiale canadienne vit une crise. Plus de 1 Canadien sur 5 n’a pas accès à un médecin de famille1, et le pourcentage de diplômés en médecine qui choisissent la médecine familiale a connu un déclin constant au cours de la dernière décennie2. Bien que les raisons à l’origine de ce cercle vicieux soient multiples, notamment l’augmentation du fardeau administratif, les structures de rémunération médiocres et les modèles de soins désuets, la stigmatisation de la médecine familiale au sein des facultés de médecine passe souvent inaperçue.
Le cursus caché désigne les croyances, les points de vue et les comportements enseignés involontairement aux étudiants par le biais de la culture et des attentes fixées par leur établissement. Même si elles ne sont pas communiquées explicitement, les leçons du cursus caché ont des répercussions tangibles sur le destin des étudiants. La façon dont la médecine familiale est discutée et présentée au sein des facultés de médecine laisse une impression durable chez les étudiants qui en sont à l’étape la plus critique de leur carrière et, en définitive, elle influe sur les décisions des stagiaires concernant leur inscription dans cette discipline. Malheureusement, le cursus caché présent dans les facultés de médecine canadiennes favorise une culture qui déprécie la spécialité. Qu’il s’agisse du manque d’intégration de la médecine familiale dans le contenu prédoctoral ou de la rhétorique dénigrante utilisée pour décrire la discipline, le cursus caché conditionne les étudiants à tourner le dos à ce domaine dès leur première exposition à l’éducation médicale.
Il est donc nécessaire d’aborder ces préjugés lorsque nous discutons des problèmes d’attraction et de rétention de diplômés en médecine familiale.
La présence au niveau prédoctoral
Les cursus prédoctoraux sont axés sur les soins secondaires; la plupart des établissements adoptent une approche basée sur les systèmes corporels qui convient mal aux spécialités généralistes comme la médecine familiale. Par conséquent, non seulement les étudiants en médecine ne sont pas suffisamment exposés à la médecine familiale en salle de classe, mais la culture de la médecine durant ces premières années est définie de manière prépondérante par l’attitude et les points de vue de chargés de cours non généralistes.
Bien que la médecine soit une profession collaborative, les préjugés entre spécialités demeurent une déplorable réalité. Des études antérieures ont fait valoir que la médecine familiale est souvent au cœur de discours irrespectueux3-5. Les étudiants en médecine, surtout ceux du niveau prédoctoral qui n’ont pas vécu eux-mêmes leurs propres expériences cliniques, assimilent souvent le comportement et les croyances de leurs instructeurs et de leurs mentors. En l’absence d’une solide présence de la médecine familiale à cette étape formatrice pour présenter les autres côtés de la médaille, la conversation peut devenir défavorable à la discipline. Des données probantes démontrent que l’intérêt pour la médecine familiale s’accroît considérablement durant les stages6, lorsque les étudiants ont la possibilité de faire l’expérience de la discipline et de dissiper les idées préconçues; pour ce faire, on peut adopter des modèles novateurs d’affectations longitudinales comme ceux de l’Université de l’EMNO7 et de la Faculté de médecine de l’Université Queen’s à Kingston (Ontario)8. Par ailleurs, si les étudiants ne se prévalent pas de ces possibilités (p. ex. stages optionnels enrichis en médecine familiale) en raison de leurs préjugés, l’efficacité de ces programmes est alors minée. Dans le contexte prédoctoral, il est déplorable que des commentaires comme « Vous n’avez pas besoin de connaître les détails (d’un quelconque sujet surspécialisé), parce que la plupart d’entre vous vont juste devenir des médecins de famille » soient des refrains courants durant les cours. Une telle formulation ne dévalorise pas seulement la discipline (« juste »), mais elle met aussi en lumière l’exposition déséquilibrée des domaines d’expertise très particuliers que l’on retrouve dans le contenu prédoctoral. La médecine familiale n’a pas la possibilité de mettre en évidence sa base exclusive de connaissances, de sorte que les étudiants sont souvent laissés avec la fausse impression que les médecins de famille n’ont pas d’expertise spécialisée.
Lorsque la médecine familiale est présente durant les études prédoctorales, elle est rarement bien intégrée dans le déroulement global du cursus. Isolée au tout début des études de médecine ou utilisée comme pause thématique entre les blocs, la médecine familiale est présentée, au mieux, en guise d’introduction, ou au pire, comme un ajout intrusif. Une meilleure façon d’intégrer la médecine familiale serait de miser sur l’expertise des médecins de famille en santé préventive, en discutant des lignes directrices appropriées sur le dépistage durant chaque bloc, ou encore de se concentrer sur les compétences en médecine familiale de la prestation de soins holistiques aux patients durant les transitions entre les blocs centrés sur les systèmes. De telles approches mettraient non seulement en évidence les forces de la médecine familiale en tant que discipline exhaustive en soins primaires, mais elles illustreraient aussi l’importance de la collaboration avec les médecins de famille dans toutes les spécialités.
Quelques établissements canadiens ont mis en œuvre des affectations en médecine familiale durant les études prédoctorales, et il a été démontré qu’elles étaient efficaces pour améliorer les attitudes et les perceptions envers la discipline9. Par ailleurs, de telles expériences sont souvent considérées comme étant extracurriculaires, parce qu’elles exigent du temps en dehors des heures d’enseignement habituelles pour y participer10,11. Prévoir du temps dans le calendrier des étudiants consacré à de telles affectations, comme le fait l’Université de Toronto (Ontario)12, intègre mieux ces possibilités dans le contenu des cours et les positionne comme des aspects fondamentaux du cursus.
Le statut de spécialité
La médecine familiale a officiellement été reconnue comme une spécialité en 2007 avec l’instauration d’un programme de résidence de 2 ans et d’un examen de certification13. Ce changement a été apporté pour faire une distinction entre la médecine familiale et les omnipraticiens, et reconnaître que cette discipline est sur un pied d’égalité avec les autres spécialités14. Toutefois, la rhétorique habituelle entourant la médecine familiale n’a pas reflété ce changement au sein de l’éducation médicale. L’allégation selon laquelle les étudiants en médecine sont « formés pour devenir des médecins de famille » en est un parfait exemple. Alors que cette déclaration a pour but d’indiquer une approche plus généraliste de l’éducation médicale, la spécialisation étant réservée à la résidence, l’interprétation littérale continue de répandre l’équivalence de la médecine familiale et de la pratique générale, soit que les diplômés en médecine sont les équivalents des médecins de famille.
Dans le même ordre d’idées, le mot généraliste, quoiqu’il ne soit pas réservé exclusivement à la médecine familiale, est souvent employé comme l’antonyme du spécialiste lorsqu’il s’applique à la médecine familiale. Cette absence de reconnaissance de la médecine familiale comme une spécialité à juste titre perpétue la notion erronée que les médecins de famille ne sont pas des experts dans leur domaine15. Au lieu de décrire les médecins de famille comme des experts en prise en charge des maladies chroniques, en médecine préventive ou en santé longitudinale, ou, de fait, des spécialistes en médecine généraliste, ils sont plutôt dépeints comme des bons à tout faire, mais des experts en rien. Dans un contexte médical de plus en plus surspécialisé, la valeur qu’accordent les étudiants en médecine à l’expertise dans un domaine particulier n’a jamais été aussi flagrante. Comme telle, cette pratique de faire une ségrégation entre la médecine familiale et les autres spécialités empêche la discipline de répondre aux intérêts en évolution des actuels étudiants en médecine. Il se déploie déjà des efforts pour redéfinir le médecin de famille comme un généraliste spécialiste, ce qui évoque le généralisme comme étant un domaine d’expertise indispensable16, mais l’expression n’est pas largement adoptée.
Une autre façon de changer le discours est de présenter la médecine familiale comme une spécialité propice au mode de vie : les médecins de famille profitent d’horaires flexibles, d’heures de travail régulières, d’un bon équilibre travail-vie personnelle et d’issues favorables chez les patients. Ce sont toutes des qualités traditionnellement célébrées dans des spécialités comme la dermatologie et l’ophtalmologie, qui sont vantées pour leurs avantages sur le plan du mode de vie, mais qui sont rarement attribuées à la médecine familiale. L’étiquetage de spécialité conviviale au mode de vie ne mettrait pas seulement en évidence les nombreux avantages de la pratique familiale, mais l’élèverait aussi dans la rhétorique habituelle au même rang d’estime que les autres spécialités pareillement étiquetées.
La désirabilité de la discipline
La médecine familiale est souvent traitée par les facultés de médecine comme une option par défaut. Les conversations entourant la planification parallèle incluent fréquemment la médecine familiale comme la voie alternative17. Les étudiants qui ne sont pas jumelés après la première itération sont systématiquement conseillés de présenter une demande en médecine familiale. Plusieurs facultés de médecine canadiennes exigent que les étudiants non jumelés s’inscrivent à au moins 1 programme de médecine familiale pour être acceptés dans une année supplémentaire de stages. Bien que ce soit louable, l’association que ce conseil crée entre la médecine familiale et le fait de ne pas être jumelé dépeint la discipline comme une spécialité de dernier recours. De même, la nature obligatoire de ces politiques perpétue la croyance selon laquelle la médecine familiale est intrinsèquement non souhaitable.
Plutôt que la présenter comme une spécialité du type « ou sinon » en ciblant les étudiants sans enthousiasme qui ont peu d’autres choix, l’incitation précoce donnée aux étudiants indécis produit une impression plus positive de la discipline. L’offre d’une plus grande flexibilité durant les études prédoctorales faite aux étudiants intéressés à explorer l’ampleur de la pratique familiale (p. ex. rajuster la Politique en matière de diversification des stages optionnels pour les étudiants18), d’un plus grand nombre de possibilités d’expériences pratiques, de processus plus précoces de demandes de résidence multisite, de même que le changement de terminologie de « non concurrentiel » à « plus accessible » lorsqu’on désigne les taux de jumelage comptent parmi certaines des façons d’encourager positivement les étudiants à choisir la discipline sans compromettre sa crédibilité. L’abondance de postes et de diplômés en médecine familiale devrait être célébrée comme un témoignage de la popularité de la discipline.
Conclusion
La médecine familiale est une spécialité qui offre aux étudiants la liberté d’adapter sur mesure leur pratique future, d’offrir des soins aux patients du berceau jusqu’à la tombe et de devenir des experts en intégration socioculturelle. Malheureusement, ces aspects sont souvent éclipsés par les commentaires désobligeants et la mauvaise représentation qui prévalent dans le cursus caché de l’éducation médicale prédoctorale canadienne. Durant une période où les étudiants explorent activement leurs futures options de carrière, l’impression qu’ils ont de la médecine familiale est d’une importance capitale pour cultiver un véritable intérêt et l’estime pour cette spécialité fondamentale. Une culture de respect pour les médecins de famille doit commencer au niveau des facultés de médecine pour véritablement instiller un esprit de collaboration qui célèbre l’expertise des médecins de famille à dispenser des soins holistiques durant tous les épisodes de la vie de leurs patients.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the January 2025 issue on page 16.
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