Les soins primaires exercent un rôle essentiel dans la création d’un système de santé à faibles émissions de carbone, et les conséquences environnementales sous-estimées que causent les médicaments d’ordonnance et en vente libre (EVL) en sont un parfait exemple. À titre de médecins de famille, nos rôles CanMEDS, notre engagement envers l’intendance des ressources et les soins centrés sur le patient ne sont pas seulement bénéfiques pour nos patients, mais ils soutiennent aussi des prescriptions soucieuses de l’environnement (Figure 1).
Concordance des rôles CanMEDS avec la prescription durable
Une plus grande attention est maintenant accordée aux émissions de carbone associées avec les produits pharmaceutiques, ce qui inclut les impacts en amont (excavation, production, compression des comprimés, expédition, emballage), l’utilisation, de même que les impacts en aval (disposition ou incinération) des médicaments, comme il est décrit dans l’article sur l’itinéraire suivi par un comprimé (page 264)1. Le National Health Service de l’Angleterre a déterminé que les produits pharmaceutiques étaient le plus important facteur qui contribuait aux émissions de carbone par les soins de santé, représentant 25 % de leurs émissions totales2. Cette estimation est encore plus élevée dans les milieux de soins primaires où les produits pharmaceutiques et chimiques contribuent à environ 61 % des émissions totales par les soins primaires (Figure 2)2-6. Pour accroître la sensibilisation au problème, des bases de données sur l’empreinte carbone de médicaments courants deviennent plus accessibles7. Cet article a pour but d’examiner l’utilisation des médicaments en soins primaires sous l’angle de leurs impacts environnementaux, parce que, chaque fois que nous réduisons une dose de médicament, nous diminuons les émissions du système de santé8.
Concepts des soins de santé faibles en émissions de carbone : Les produits pharmaceutiques (48 %) et l’utilisation des AD (13 %) représentent au total 61 % des émissions de GES en soins primaires.
Optimisation de la médication
La prescription d’un moins grand nombre de médicaments est le geste le plus percutant que peuvent faire les cliniciens pour réduire les conséquences environnementales des produits pharmaceutiques. L’optimisation de la médication et la déprescription sont souvent préconisées en soins primaires, reconnaissant que les médicaments peuvent causer des préjudices aux patients et ont des coûts élevés pour le système (financiers, efficacité systémique)9, mais les bienfaits environnementaux concomitants de ces pratiques pourraient ne pas être considérés à leur juste valeur par les cliniciens.
Deux scénarios cliniques courants illustrent les bienfaits environnementaux concomitants de la déprescription : les médicaments de longue date10, que les patients prennent souvent depuis des années ou des décennies et dont l’indication n’a pas été réévaluée régulièrement ainsi que la surutilisation des médicaments EVL. Les 2 scénarios posent potentiellement des risques à la santé des patients et contribuent aussi à des préjudices environnementaux considérables par l’entremise des déchets pharmaceutiques et de la consommation inutile des ressources.
Médicaments d’ordonnance de longue date : exemples de classes en particulier
Les aérosols doseurs (AD) peuvent devenir un médicament de longue date lorsqu’ils ont initialement été prescrits à des patients pédiatriques et ont été continués à l’âge adulte. Ils sont uniques en ce sens qu’ils produisent des émissions directes durant leur utilisation, en plus de leurs émissions en aval et en amont. Les médecins de famille ont la possibilité de confirmer un diagnostic approprié avant de prescrire des AD à long terme et d’envisager de choisir à leur place des options à émissions moins intensives de carbone11. En revanche, les inhalateurs à poudre sèche (IPS) ont une libération de médicaments supérieure pour tous les patients, sauf ceux dont la force inspiratoire est la plus faible. Ils ont aussi un équivalent en dioxyde de carbone inférieur. Selon les estimations, l’abandon par 1 patient d’un AD en faveur d’un IPS sans gaz propulseur pourrait éliminer entre 150 et 400 kg d’émissions de carbone par année, selon la fréquence d’usage12. Une étude portant sur 6 cliniques de soins primaires en Écosse a fait valoir que, dans un groupe à qui 643 AD avaient été prescrits par année, 104 des 128 patients étaient candidats à un changement pour un IPS, soit l’équivalent d’une réduction de 12 217 kg de dioxyde de carbone (CO2). Cette quantité est comparable aux émissions produites lors de 4,5 tours de la Terre en avion13.
Dans le même ordre d’idée, les inhibiteurs de la pompe à protons (IPP) ne devraient être pris que pendant quelques semaines, à moins d’une autre indication clinique appropriée14. En 2012, plus de 11 millions de prescriptions ont été dispensées à des Canadiens14. Selon les estimations des émissions de carbone établies par le Centre for Sustainable Healthcare15, les prescriptions d’IPP à elles seules représentaient plus de 1400 tonnes de CO2 en 2012. Cette quantité pourrait être aisément réduite, parce que de nombreux patients reçoivent des prescriptions d’IPP à long terme sans réévaluation.
En 2022, la lévothyroxine était le médicament le plus prescrit au Canada, notamment plus de 20,5 millions d’ordonnances16. Les recommandations de pratique clinique ont conclu que la lévothyroxine n’apporte pas de bienfaits aux patients atteints d’une hypothyroïdie sous-clinique. Une telle approche expose les patients à d’éventuels préjudices, sans compter les coûts et les risques associés à la prise en charge d’une médication pendant toute une vie17,18.
Il faut aussi compter les impacts des médicaments jamais utilisés par les patients. Jusqu’à 50 % des patients arrêtent de prendre leurs antihypertenseurs prescrits, et ce, dans l’année suivant l’amorce de ces médicaments19,20. Une petite étude observationnelle en 2015 en Californie a constaté que 2 des 3 médicaments dispensés n’étaient plus utilisés, ce qui équivalait à un coût projeté variant entre 2,4 et 5,4 milliards de dollars US. Parmi les prescriptions les plus courantes figuraient des analgésiques (23,3 %), des antibiotiques (18 %), de même que des médicaments pour des maladies chroniques (17 %) et des problèmes de santé mentale (8,3 %). Ces médicaments non utilisés ont aussi eu leurs impacts environnementaux en amont, mais n’ont jamais apporté de bienfaits aux patients. En outre, l’étude a indiqué que « jeter les médicaments dans les ordures » était la méthode la plus fréquente d’en disposer (63 %), ajoutant ainsi au fardeau environnemental21.
Enfin, il existe des approches fondées sur des données probantes pour la déprescription de médicaments, comme les antidépresseurs22 chez des patients plus âgés chez qui il n’est plus indiqué de poursuivre le traitement.
Médicaments en vente libre
Les médicaments en vente libre ont des impacts environnementaux en amont et en aval semblables à ceux des médicaments d’ordonnance, mais ils sont rarement abordés dans le domaine de la durabilité. Il arrive souvent que ces médicaments ne soient pas réglementés ni uniformément mesurés, ce qui complique la quantification exacte de leur utilisation. En 2021, le marché canadien des produits pharmaceutiques EVL était évalué à 3,1 milliards de dollars23 et, en 2023, on prévoyait que les dépenses en médicaments sans prescription au Canada se situeraient à 6,7 milliards de dollars24.
Les préoccupations entourant la surutilisation des médicaments EVL persistent depuis longtemps. Une enquête en 2006 révélait que 75 % des médecins de famille canadiens répondants s’inquiétaient de l’utilisation excessive et potentiellement abusive des médicaments EVL dans leurs populations de patients25. Dans le même sondage, 37 % des Canadiens avaient admis prendre une dose supérieure de médicaments EVL que celle recommandée (p. ex. doses prises plus tôt, plus de comprimés, dépassement de la dose maximale par jour)25. Par exemple, au Canada, on compte sur le marché plus de 350 produits contenant de l’acétaminophène EVL sans prescription, et on estime que 4 milliards de doses sont vendues annuellement26. Chaque année, environ 4500 admissions dans des hôpitaux canadiens se produisent en raison seulement des surdoses d’acétaminophène26, ce qui multiplie les impacts environnementaux dus aux émissions de carbone associées à l’hospitalisation, mais cet aspect dépasse la portée du présent article27.
La polypharmacie ne se limite pas aux médicaments d’ordonnance. L’Enquête canadienne sur les mesures de la santé de 2016-2019 révélait que les Canadiens de 40 à 79 ans utilisent plus de médicaments sans prescription que de médicaments d’ordonnance. Les effets de la polypharmacie sont d’autant plus exacerbés si l’on tient compte de l’usage concomitant de médicaments prescrits et EVL, comme en témoignent 30,9 % des répondants ayant indiqué qu’ils utilisaient 2 médicaments d’ordonnance ou plus combinés à 2 médicaments sans prescription ou plus, et 15,8 % ayant répondu qu’ils utilisaient 3 ou plus de chaque catégorie28.
Les impacts environnementaux de ces médicaments EVL sont semblables à ceux des médicaments d’ordonnance. Si la société diminuait de 10 % son utilisation des médicaments EVL, nous réduirions l’émission de 0,1026 mégatonne de CO2 (Annexe 1, disponible en anglais dans CFPlus*), ce qui équivaut à la consommation annuelle d’énergie de 24 028 foyers3.
Solutions pour la clinique : exercer une bonne médecine dans une médecine durable
Les médecins de famille sont probablement au courant des nombreuses ressources accessibles aux cliniciens auprès de groupes locaux et nationaux qui ont produit des lignes directrices de pratique clinique sur l’identification, l’optimisation et, potentiellement, la prescription d’un médicament. Ajoutant l’angle de la durabilité environnementale à la conversation, les prescripteurs peuvent utiliser l’illustration infographique « Options pour le prescripteur durable »29 (Figure 3) de la Coalition canadienne pour un système de santé écologique, qui est un guide pour encourager les cliniciens à prescrire d’une manière qui prévient les effets indésirables, réduit les coûts pour les patients et diminue les préjudices environnementaux associés à des prescriptions de médicaments inutiles. Le guide met aussi en évidence l’importance des discussions centrées sur le patient, le rôle de la prescription sociale, l’optimisation de la médication et la déprescription ainsi que la substitution de médicaments29.
Guide sur les options pour le prescripteur durable
Les médecins de famille sont des sources d’information dignes de confiance. Ils peuvent passer en revue les médicaments EVL et ceux prescrits aux patients ailleurs que dans le contexte de la clinique, puis offrir des recommandations éclairées à l’aide d’un modèle de prescription rationnel4,9,30,31. Ils peuvent recommander la discontinuation des médicaments EVL dont l’efficacité n’est pas étayée par des données suffisantes, réduisant ainsi le risque d’interactions médicamenteuses, les préjudices potentiels aux patients et les coûts inutiles pour le système de santé. Pour régler le problème des médicaments EVL, qui provient largement de sources extérieures aux cliniques, il faudra une collaboration avec les pharmaciens et les autres professionnels de la santé, de même que des changements systémiques plus généralisés et des initiatives d’éducation publique.
Conclusion
Les cliniciens des soins primaires sont aux premières lignes de l’optimisation de la médication et de la déprescription des médicaments d’ordonnance et de ceux EVL. L’intensification des pratiques de déprescription et le counseling auprès des patients à propos de leurs médicaments EVL entraîneront de meilleures issues pour eux ainsi que des dépenses moins élevées en produits pharmaceutiques, en plus de réduire considérablement les émissions de carbone produites par les soins primaires. Nous espérons que ce commentaire servira d’appel à l’action en faveur de l’importance d’enseigner la prescription durable et de l’intégrer dans les cursus en médecine ainsi que d’inspiration pour poursuivre les efforts d’inclure la prescription durable dans les lignes directrices de pratique clinique.
Footnotes
↵* L’Annexe 1 est accessible en anglais à https://www.cfp.ca. Allez au texte intégral de l’article en ligne et cliquez sur l’onglet CFPlus.
Remerciements
Nous remercions le groupe de travail sur la prescription durable de la Coalition canadienne pour un système de santé écologique pour leurs efforts dans la production du guide « Options pour le prescripteur durable ». Nous tenons aussi à remercier Fiona Parascandalo, coordonnatrice de la recherche à PEACH Health Ontario, de son assistance dans le processus de la publication.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 233.
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