Il y a plus de 10 ans, ma famille et moi arrivions au Canada pour commencer une nouvelle vie. Mes parents espéraient offrir à mon frère et moi un meilleur environnement où apprendre l’anglais et nous épanouir en tant que citoyens d’une société moderne et multiculturelle. Au sortir de l’aéroport à Vancouver (C.-B.), l’aura multiculturelle du Canada était palpable. Je voyais de nombreuses personnes qui me ressemblaient, et c’était presque comme si je n’avais jamais quitté mon pays natal, la Corée du Sud. Le Canada semblait certainement être le pays accueillant et inclusif décrit dans les brochures touristiques. De fait, plus de 200 langues autres que le français et l’anglais étaient parlées comme langues maternelles au Canada en 20211.
Ma famille avait vécu dans 3 pays différents et dans plus de 5 villes. Dans chacun de ces endroits que nous appelions notre « chez nous », ne pas tomber malade était toujours une grande préoccupation. Or, l’accès au système de santé canadien a été difficile pour notre famille, et ce, malgré son universalité. À l’époque, ma mère ne parlait pas couramment l’anglais, mon frère et moi étions trop jeunes pour comprendre des termes médicaux et nous n’avons pas pu trouver un médecin de famille qui parlait notre langue durant notre acculturation. Nous vivions constamment dans l’appréhension et nous priions dans l’espoir qu’une maladie ne nous oblige pas à devoir transiger avec le système de santé canadien autrement que d’une manière superficielle.
En 2022, je suis entré à la Faculté de médecine de l’Université d’Ottawa (Ontario) ayant encore à l’esprit l’enjeu de l’accès équitable aux soins de santé. À l’Institut de recherche Santé Bruyère, à Ottawa, je me suis joint à une équipe de recherche qui effectuait une étude qualitative dans l’ensemble de l’Ontario sur les expériences de médecins de famille à dispenser des soins de fin de vie discordants sur le plan de la langue et de la culture2. J’ai trouvé alarmantes les réponses des médecins. Malgré un nombre record de 471 550 nouveaux résidents permanents au Canada en 2023 seulement, nos entrevues semblaient indiquer que le système de santé n’avait pas emboîté le pas de l’engagement du Canada envers le multiculturalisme3,4. Ces dialogues ont mis en évidence d’importants domaines à prioriser pour surmonter les obstacles à la communication et à la prestation de soins de santé culturellement concordants pouvant directement améliorer les issues en santé chez les nouveaux arrivants au Canada.
Dans ce commentaire conjoint avec des experts du domaine, nous mettons en évidence 2 domaines prioritaires où il faut innover en soins de santé à la lumière des constatations de notre étude : la langue, y compris les outils novateurs de l’intelligence artificielle (IA) à l’appui d’une traduction simultanée formelle en fin de vie; et la culture, comme une formation et du mentorat en humilité culturelle tôt dans l’éducation médicale.
Améliorer l’accès à des services d’interprétation formels
Les interprètes professionnels sont rares dans les établissements communautaires où les médecins de famille ont un financement limité2. Les médecins se fient souvent aux logiciels de traduction (p. ex. Google Traduction) pour faciliter les conversations médicales avec des patients qui parlent des langues différentes. Les décideurs doivent être conscients des coûts plus élevés associés à des soins discordants sur le plan de la langue (p. ex. rendez-vous plus longs, services d’interprétation, assistance accrue aux patients pour naviguer dans le système) et de la valeur plus élevée que procurent des soins linguistiquement concordants (grâce à de meilleures conversations sur les soins de fin de vie, à un accès équitable aux services de soins de santé et à une réduction dans les coûts globaux en santé en s’occupant des soins de prévention dans le milieu communautaire plutôt que dans les hôpitaux)5-7.
La solution idéale à la discordance linguistique est l’interprétation professionnelle7-9. Toutefois, en l’absence de fonds publics suffisants pour offrir ce service dans tous les milieux de soins, il serait possible que l’IA comble cette lacune. Si l’IA est porteuse d’intéressantes promesses, comme de faibles coûts, l’absence de temps d’attente et une interprétation rapide, elle soulève aussi de nombreux enjeux, comme l’exactitude de l’interprétation, la responsabilité professionnelle, le consentement du patient et des préoccupations quant à la confidentialité. Les limites de l’IA dans les soins de santé ont fait l’objet de multiples discussions dans de récentes études10-13. Dans le contexte linguistique et culturel, il persiste des facteurs à prendre en compte sur le plan des interactions, surtout dans les milieux de soins de fin de vie, où les conversations délicates sont fréquentes et peuvent être considérablement affectées par la discordance linguistique14.
Premièrement, les discussions sur les objectifs thérapeutiques, une partie importante des soins pour une maladie grave, sont complexes en raison de la nature émotionnelle des conversations, de même que des nuances linguistiques et culturelles entourant les soins de fin de vie15. L’annonce de mauvaises nouvelles et la discussion des maladies graves sont un art raffiné qui, pour la plupart des médecins, prend des années de pratique à maîtriser. Les recherches actuelles sur les interprètes assistés par l’IA se concentrent surtout sur l’amélioration de l’exactitude des modèles linguistiques plutôt que sur la communication de l’information interprétée, y compris le ton et les connotations de la traduction14,16,17.
Deuxièmement, chaque langue est enrichie de différents dialectes18, d’où un risque de malentendus en raison de l’utilisation de mots inappropriés durant des conversations délicates. Tous les outils de traduction par l’IA doivent tenir compte de cette diversité linguistique pour être efficaces dans les soins de fin de vie. Enfin, les interactions entre le patient et le médecin peuvent souvent inclure une composante de thérapie émotionnelle. La question de savoir si un interprète IA peut être suffisamment entraîné à être le messager propice pour des renseignements cliniques sensibles et du counseling mérite un examen approfondi. Les patients sont-ils prêts à avoir des conversations émotionnelles facilitées par l’IA? Une interaction avec un interprète IA serait-elle meilleure que d’attendre en file pour voir un interprète humain13,17,19?
Compte tenu de la technologie d’aujourd’hui, il est difficile d’imaginer qu’un patient mourant trouve facile ou réconfortant d’entendre la traduction monotone et sans émotion d’une machine de l’IA, même s’il peut mieux comprendre son état et ses choix. Les préoccupations des patients entourant la protection de leurs données peuvent aussi nuire à l’acceptabilité de l’IA, surtout s’il y a un manque de transparence concernant la façon dont les entreprises traitent des renseignements délicats et chargés d’émotions20. Par ailleurs, il se présente des possibilités pour qu’une IA plus perfectionnée joue un plus grand rôle dans les soins de fin de vie. De fait, toute forme d’interprétation devrait être présentée comme un traitement essentiel, aussi crucial qu’un médicament prescrit, pour mettre en évidence, à l’intention des médecins et des administrateurs, les conséquences néfastes pour la santé de la discordance linguistique. Cette réalité souligne la nécessité de faire plus de recherche de grande qualité sur les services d’interprétation par l’IA ou autrement en examinant leurs effets sur les issues cliniquement importantes. Cela pourrait contribuer à faire de l’interprétation une norme institutionnelle et à trouver de nouvelles technologies pour surmonter les obstacles existants dans la communication entre patients et professionnels7,21.
Développer l’humilité culturelle
En 2020, le décès de Joyce Echaquan, une femme atikamekw qui avait enregistré le personnel hospitalier prononçant des remarques racistes alors qu’elle demandait des soins médicaux, a provoqué une discussion généralisée sur l’existence persistante du racisme dans le système de santé canadien22. La réduction du racisme est une priorité dans l’ensemble de la société canadienne, pourtant, la formation officielle sur l’humilité culturelle et ses liens avec une prestation équitable des soins de santé demeure insuffisante et incohérente23,24. Alors que la compétence culturelle désigne l’acquisition de connaissances à propos de différentes cultures (ce qui comporte des risques de stéréotypage de groupes sociaux), l’humilité culturelle désigne le fait de ne pas connaître les expériences du patient, mais d’accepter d’en tirer un savoir. L’humilité est la mesure de prévention du racisme dans les soins de santé, renforcée par l’empathie, la conscience de ses propres préjugés, le respect de la culture du patient et les objectifs thérapeutiques individualisés25.
Les études de médecine sont une période d’une importance critique pour inculquer l’humilité culturelle aux futurs médecins. L’intégration d’objectifs liés à l’équité, à la diversité et à l’inclusivité (EDI) dans toutes les composantes curriculaires, y compris les examens, aiderait les étudiants en médecine à mieux se préparer afin d’offrir des soins culturellement appropriés. Parmi les recommandations, mentionnons l’assurance que les patients standardisés, dans les évaluations cliniques simulées, sont représentatifs de la diversité culturelle ou que les scénarios contiennent des éléments d’information culturelle que doivent reconnaître les étudiants; les étudiants pourraient être récompensés pour avoir cherché à obtenir des informations sur l’utilisation de médicaments complémentaires ou alternatifs (p. ex. curcuma, médecine chinoise), ou s’être informés des convictions culturelles du patient à propos des soins de fin de vie. Par ailleurs, l’application de la perspective de l’EDI dans toutes les composantes du cursus, comme les conférences, les séances en petits groupes et les stages dans des communautés mal desservies, revêt une importance égale pour mieux sensibiliser les étudiants à la diversité linguistique et culturelle.
Il est difficile d’enseigner l’humilité culturelle d’une manière allant au-delà de la sensibilisation aux impacts négatifs des soins discordants sur le plan de la langue et de la culture. Dans certains cas, l’humilité culturelle peut être apprise sur le tas, quoique ce genre d’apprentissage expérientiel puisse varier selon l’endroit de la formation, l’accès à des mentors appropriés, de même que la langue et le positionnement culturel du professionnel de la santé. Si nous voulons accorder la priorité à la prestation de soins culturellement appropriés dans tous les établissements, il faut commencer par un leadership qui préconise des équipes ethniquement diversifiées ayant des expériences vécues de la diversité et qui sont prêtes à s’engager auprès des nouveaux apprenants à titre de modèles de rôles26. Les professionnels de la santé qui ont des expériences culturelles uniques et qui comprennent les cultures non occidentales sont bien placés pour instaurer une culture inclusive en milieu de travail21,23. Ils peuvent aussi jouer un rôle important dans l’élaboration et l’actualisation de lignes directrices sur des sensibilités culturelles particulières, permettant aux cliniciens de naviguer dans les nuances culturelles avec plus de confiance, comme on se fie à des lignes directrices normalisées pour des traitements médicaux27,28. La reconnaissance et le respect de la diversité sont essentiels pour promouvoir une culture des soins de santé qui accorde la priorité à des soins équitables et empreints de compassion. Il s’agit d’un impératif systémique tout autant que d’une responsabilité individuelle.
Conclusion
Il faut de toute urgence un système de santé plus équitable pour atténuer les difficultés langagières et culturelles dans les soins aux Canadiens des groupes minoritaires. En nous concentrant sur leurs besoins, nous pouvons évaluer de nouveaux outils de l’IA et améliorer la formation liée à l’EDI pour les futurs professionnels de la santé. Une telle approche non seulement répond aux besoins immédiats de notre population de plus en plus diversifiée, mais honore aussi l’esprit du multiculturalisme canadien.
Footnotes
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 238.
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