Imaginez que l’un des textes publiés ce mois-ci dans le Médecin de famille canadien (MFC) vous intéresse et que vous souhaitiez l’envoyer à un ami. Rien de plus facile, n’est-ce pas? Il vous suffirait d’en faire une copie ou de l’importer et l’envoyer en document joint. Même si ce document était protégé, plusieurs moyens vous permettraient d’y avoir facilement accès soit en le sauvegardant sous un autre format soit en l’imprimant tout simplement tel qu’il apparaît à l’écran. Vous pourriez aussi demander au bibliothécaire de l’hôpital, de l’université ou de l’association médicale dont vous êtes membre, de faire les démarches à votre place. En réalité, de nos jours, obtenir un document publié dans le MFC ou dans un autre journal médical est relativement facile.
Droit de reproduction?
La question sous-jacente est la suivante : En auriez-vous le droit? Seriez-vous autorisé à en faire une copie, papier ou électronique, et l’envoyer à votre ami? Et tant qu’à y être, pourquoi ne pas l’envoyer aussi à quelques collègues (c’est vraiment un bon article!) et aux externes et résidents (ils ont une telle soif d’apprendre!) et, en fin de compte, à tous les membres du département (on n’arrête pas le progrès!)? Tout cela, bien sûr, avec la meilleure intention du monde, soit celle de diffuser le savoir.
J’en vois déjà certains froncer les sourcils et affirmer d’ores et déjà que c’est interdit. Dès qu’on soulève la question des droits d’auteur, on ressent pour la plupart, moi le premier, un certain malaise qui nous invite à la prudence. Comme si l’utilisation que nous faisons, ou pourrions faire, des documents que nous recevons et que nous lisons pouvait se révéler incorrecte voire frauduleuse. Pourtant, faire parvenir un texte intéressant à des collègues et en discuter est une pratique répandue en médecine. Il suffit que le Journal de l’Association médicale canadienne publie de nouvelles lignes directrices pour que, allez hop!, nous en fassions des copies papiers ou électroniques et les disséminions. Ou que le New England Journal of Medicine ou le British Medical Journal fasse état d’un nouveau traitement révolutionnaire pour que, allez hop…cascade!, nous répétions le stratagème.
Permission
Pourtant, presque tous les éditeurs de journaux médicaux, à commencer par le MFC, nous mettent en garde contre ces pratiques. Sur le site du Collège, sous la rubrique « Permissions », on lit :
Conformément à la Loi sur le droit d’auteur au Canada, les lecteurs du Médecin de famille canadien et/ou les utilisateurs de www.cfp.ca peuvent télécharger ou imprimer une copie à des fins personnelles éducatives non commerciales. Il est interdit de reproduire, d’afficher, de redistribuer ou de modifier le contenu du MFC ou de créer des œuvres qui en dérivent sans avoir obtenu au préalable l’autorisation écrite de l’éditeur1.
Si l’on se fie au libellé de cet avertissement, nous aurions droit à une seule et unique copie de cet excellent article qui vient d’être publié dans le MFC et ce, uniquement à des fins personnelles ou éducatives. Et il faudrait alors absolument éviter de le reproduire, de l’afficher ou de le disséminer à moins d’avoir obtenu au préalable la permission écrite de l’éditeur! J’ai comme l’impression que plusieurs parmi nous, et moi le premier, sommes déviants.
La Loi sur le droit d’auteur
Mais avant de paniquer et d’appeler l’Association canadienne de protection médicale, consultons d’abord la Loi sur le droit d’auteur2 et voyons dans quelle mesure elle s’applique et reflète bien la réalité médicale contemporaine.
Cette loi a été promulguée en 1985 justement pour reconnaître et protéger les droits des auteurs. On entend par droit d’auteur essentiellement le droit de copier ou de reproduire. L’article 3 spécifie:
Droit d’auteur sur l’oeuvre
3. (1) Le droit d’auteur sur l’oeuvre comporte le droit exclusif de produire ou reproduire la totalité ou une partie importante de l’oeuvre, sous une forme matérielle quelconque, d’en exécuter ou d’en représenter la totalité ou une partie importante en public et, si l’oeuvre n’est pas publiée, d’en publier la totalité ou une partie importante; ce droit comporte, en outre, le droit exclusif :
-
de produire, reproduire, représenter ou publier une traduction de l’oeuvre ....2
Les œuvres protégées par cette loi sont les suivantes:
-
les œuvres littéraires: livres, textes, programmes d’ordinateur;
-
les œuvres dramatiques: films, pièces de théâtre, scénarios;
-
les œuvres musicales: compositions de paroles et musique ou musique uniquement;
-
les œuvres artistiques: peintures, dessins, cartes géographiques, photographies, sculptures, œuvres architecturales;
-
les prestations artistiques: artistes, interprètes de chansons;
-
les signaux de communication; et
-
les enregistrements sonores.
Droit de reproduction sans le consentement du détenteur du droit d’auteur
La Loi prévoit toutefois un équilibre entre le droit d’auteur et le droit de diffusion du savoir puisqu’elle permet d’utiliser ou de copier, dans certaines circonstances, un contenu protégé sans le consentement du détenteur du droit d’auteur (je souligne ce passage).2
L’article 29 spécifie les usages que l’on considère équitables et qui ne constituent pas une violation du droit d’auteur. Voici les paragraphes pertinents :
Étude privée ou recherche
29. L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins d’étude privée ou de recherche ne constitue pas une violation du droit d’auteur ....
Critique et compte-rendu
29.1 L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur aux fins de critique ou de compte rendu ne constitue pas une violation du droit d’auteur à la condition que soient mentionnés :
-
d’une part, la source;
-
d’autre part, si ces renseignements figurent dans la source :
-
dans le cas d’une œuvre, le nom de l’auteur,
-
dans le cas d’une prestation, le nom de l’artiste-interprète,
-
dans le cas d’un enregistrement sonore, le nom du producteur,
-
dans le cas d’un signal de communication, le nom du radiodiffuseur ....
-
Communication des nouvelles
29.2 L’utilisation équitable d’une œuvre ou de tout autre objet du droit d’auteur pour la communication des nouvelles ne constitue pas une violation du droit d’auteur à la condition que soient mentionnés :
-
d’une part, la source;
-
d’autre part, si ces renseignements figurent dans la source :
-
dans le cas d’une œuvre, le nom de l’auteur,
-
dans le cas d’une prestation, le nom de l’artiste-interprète,
-
dans le cas d’un enregistrement sonore, le nom du producteur,
-
dans le cas d’un signal de communication, le nom du radiodiffuseur ....
-
Établissements d’enseignement
29.4 (1) Ne constitue pas une violation du droit d’auteur le fait, pour un établissement d’enseignement ou une personne agissant sous l’autorité de celui-ci, à des fins pédagogiques et dans les locaux de l’établissement :
-
…
-
de reproduire une œuvre pour projeter une image de la reproduction au moyen d’un rétroprojecteur ou d’un dispositif similaire.2
Utilisation équitable
Suite à la décision de principe rendue en 2004 dans la cause CCH Canadien Ltée c. Barreau du Haut-Canada3, six facteurs permettent de déterminer si une utilisation est équitable ou non :
-
le but de l’utilisation;
-
la nature de l’utilisation;
-
l’ampleur de l’utilisation;
-
la nature de l’œuvre;
-
les solutions de rechange à l’utilisation; et
-
l’effet de l’utilisation sur l’œuvre.
Donc, si l’on se fie à la Loi sur le droit d’auteur, le fait d’envoyer un texte du MFC à un ami est tout à fait légal et ne contrevient en rien au droit d’auteur. Puisqu’il s’agit d’un usage privé, le consentement du détenteur du droit n’est pas nécessaire. Également, le fait de faire suivre à des collègues les lignes directrices de l’Association canadienne du diabète sur la prise en charge du diabète est tout à fait légal puisque ceci correspond à un usage équitable visant la communication de nouvelles, voire même à des fins de critique et ne contrevient en rien aux droits d’auteur. Le but, la nature et l’ampleur de l’utilisation demeurent modestes. Leur utilisation apparaît, donc, tout à fait équitable.
Droit d’auteur vs permission des journaux médicaux
Alors pourquoi les éditeurs des journaux médicaux restreignent-ils tant l’usage des manuscrits qu’ils publient, en alléguant justement s’appuyer sur la Loi? Bonne question! Une analyse attentive de la Loi ne permet nullement de retrouver pareille directive, ni de tirer pareille conclusion. En réalité, cette consigne apparaît même contrevenir à l’usage équitable d’une œuvre dont il est question à l’article 29.2
En réalité, si ces directives étaient suivies à la lettre, il y aurait tout lieu de croire qu’elles pourraient compromettre le droit au savoir et conduire à l’obscurantisme médical. Comment voulez-vous que des médecins de famille discutent et assimilent les recommandations qui leur sont faites s’ils n’y ont pas accès ou si les démarches pour y avoir accès sont compliquées? Comment peuvent-ils critiquer et évaluer le bien-fondé d’une recherche s’ils ne peuvent obtenir les manuscrits originaux? Beaucoup de médecins de famille n’ont pas le privilège d’avoir accès aux banques de données mises à leur disposition par les universités et par les associations. Et surtout, ils ont bien d’autres choses à faire que de courir après des manuscrits et de demander la permission d’en faire des copies pour en discuter.
Droit de savoir versus plagiat
D’ailleurs, à bien y penser, pourquoi publier des manuscrits sinon pour qu’ils soient connus? Certainement pas pour les tenir secrets! Si tel était le cas, les auteurs ne rechercheraient pas les revues les plus lues et les mieux cotées. Ils garderaient secret le fruit de leur travail et de leur recherche. En réalité, les auteurs souhaitent ardemment que leurs travaux soient connus et diffusés. Il y a donc lieu de se demander si les règles imposées par les éditeurs ne contreviennent pas à la volonté première des auteurs.
Par contre, il y a une distinction à faire entre le respect du droit de savoir et le plagiat. Si vous prenez cette réflexion et que vous effacez mon nom et mettez plutôt le vôtre pour l’envoyer, disons à votre mère, c’est du plagiat, et ce, même avec les meilleures intentions du monde. Cela est formellement interdit et moralement inacceptable4.
Respect du droit d’auteur : une responsabilité morale bien plus que légale
Mais même dans les pires cas de plagiat et les cas les plus frauduleux, que voulez-vous que l’éditeur, et par ricochet, l’auteur fasse? Qu’il intente une poursuite contre le copieur? Qu’ils entament des poursuites ou lui passent les menottes? Voyons donc! De nos jours, la plupart des journaux médicaux en arrachent financièrement. Ils n’embaucheront certainement pas une armée d’avocats pour poursuivre le fautif. A moins que l’outrage porte sur une découverte vraiment révolutionnaire, il est probable que les seules actions possibles seront celles recommandées par le regroupement des éditeurs de journaux médicaux4, soit d’aviser le supérieur du fautif et de publier une rétractation dans un numéro subséquent.
Voilà pourquoi, à mon avis, le respect du droit d’auteur est avant tout une responsabilité morale. Rendons simplement à César ce qui appartient à César! Citons nos références.
En contrepartie, les éditeurs de journaux médicaux auraient intérêt à revoir et à simplifier les normes d’utilisation des manuscrits qu’ils publient. Leur devoir est de contribuer à la libre circulation du savoir et non pas d’en limiter l’accès.
Footnotes
-
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
-
Les opinions exprimées sont celles de l’auteur. Leur publication ne signifie pas qu’elles sont sanctionnées par le Médecin de famille canadien ou le Collège des médecins de famille du Canada.
- Copyright© the College of Family Physicians of Canada