Dans le film québécois de 2003 intitulé La grande séduction1, l’île de Sainte-Marie-la-Mauderne au Québec est en déclin et bon nombre de ses résidants sont sans emploi. Une entreprise offre aux citoyens de l’île l’espoir d’un avenir plus prospère lorsqu’elle envisage de construire une usine sur l’île; par contre, il y a une condition: la communauté doit avoir un médecin de famille permanent. Les efforts de recrutement d’un médecin déployés par la communauté échouent depuis 15 ans. Puis, à la suite de manipulations infâmes, un jeune médecin, Christopher Lewis, finit par s’exiler sur l’île pour un mois. Maintenant, le seul espoir de la communauté est de séduire Dr Lewis pour qu’il y reste.
Ce film présente un certain nombre de sujets de discussion entourant le recrutement et le maintien en poste des médecins de famille dans les milieux ruraux et éloignés. Dans le présent commentaire, nous utilisons ce film pour mettre en évidence certains des défis qui se posent aux communautés rurales dans de tels processus. Les ouvrages scientifiques sur ce sujet cernent souvent les points de vue des médecins, mais ne portent pas sur les perspectives des communautés. Il importe de prendre en considération les points de vue de la collectivité, car la recherche démontre qu’ils sont essentiels dans la décision des médecins de choisir un endroit où pratiquer par rapport à d’autres2–6. De plus, parce que certains médecins participent au processus de recrutement d’une communauté, il pourrait leur être utile de mieux comprendre les points de vue des communautés.
Pas de médecin, pas de village
La citation «Pas de médecin, pas de village», tirée de La grande séduction, met en évidence que, pour certaines collectivités rurales, l’absence d’un médecin signifie une lutte pour la survie. Avoir un médecin peut encourager la population à rester dans la communauté, attirer de nouveaux résidants et assurer la viabilité d’un mode de vie valorisé. Étant donné la fermeture de plus en plus fréquente des églises et des écoles dans les communautés, les médecins peuvent devenir le centre de ces communautés (que ces médecins veuillent ou peuvent ou non le reconnaître).
Ceci étant, on peut comprendre les forts investissements déployés par les communautés, émotionnels, financiers et autres, dans le processus du recrutement. Dans ce film, le dirigeant de la collectivité, Germain, se désespère parce qu’il n’a reçu aucune réponse à son envoi postal à tous les médecins du Québec. Cette scène fait entrer en jeu une discussion sur les problèmes qui accompagnent les processus de recrutement sous la direction d’un village. Le premier défi se situe dans les répercussions financières potentielles sur les communautés. Bon nombre d’entre elles, mais pas toutes, reçoivent un certain degré (variable) de soutien dans leurs efforts de recrutement de la part des hôpitaux locaux, des régies de la santé ou des ministères provinciaux ou nationaux de la Santé. Pour sa part, Sainte-Marie-la-Mauderne ne recevait aucune aide. Comme la plupart des insulaires vivaient de l’aide sociale, l’envoi postal représentait un investissement considérable qui a épuisé les ressources communautaires. Même pour les villages les plus stables et prospères qui reçoivent une certaine assistance, il ne faut pas sous-estimer les implications financières des processus de recrutement7. Parmi les coûts évidents se trouvent l’annonce du poste et les frais de déplacement des éventuels candidats; parmi ceux qui paraissent moins figurent le temps et l’énergie «donnés bénévolement» par les membres de la communauté. Certaines communautés ont recours aux agences de recrutement qui leur coûtent encore plus cher.
Le deuxième défi se situe dans le degré d’investissement émotionnel, en particulier quand les enjeux sont si élevés. La quantité d’investissement financier et émotionnel par les communautés peut créer des vulnérabilités qui pourraient être exploitées, intentionnellement ou non, par les médecins qui cherchent un poste. Par exemple, est-ce approprié qu’un médecin visite de nombreuses collectivités rurales aux frais de ces dernières si la personne est déjà à peu près certaine de l’endroit où elle veut pratiquer? Quoiqu’il soit légitime que les médecins recherchent à la fois une bonne rémunération et de bonnes conditions de travail, il y a une mince marge entre son propre intérêt légitime et l’exploitation de la vulnérabilité, ce qui devrait soulever chez les médecins un questionnement sur le plan de l’éthique8.
Arrêter de chercher et en trouver un
Une scène du film montre des médecins québécois qui arborent un sourire moqueur, rient et jettent au panier l’envoi postal. Il est évident que la différence qui existe entre les médecins et les pêcheurs dans leur façon de comprendre ce qui motive un médecin à s’installer dans une communauté est un facteur important. Compte tenu de cette possibilité en or de création d’emplois dans la communauté, que ce soit sans détour ou par fourberie, les citoyens de Sainte-Marie-la-Mauderne doivent trouver un médecin et «séduire» cette personne pour qu’elle reste. Mais comment?
Les communautés qui ne peuvent pas utiliser une agence de recrutement, ne le font ou ne le feront pas, ou encore n’ont pas accès à une expertise semblable peuvent rencontrer d’énormes difficultés. Où et comment les communautés apprennent-elles les bonnes techniques de recrutement? Certaines, comme on l’a mentionné plus tôt, peuvent recevoir de l’assistance dans cet exercice, mais ce n’est pas toujours le cas. Si les médecins répondent seulement aux stratégies de recrutement «professionnelles», quelles sont les conséquences sur la santé et le bien-être des collectivités incapables d’entreprendre des processus professionnels de recrutement? Même si ce n’est pas la responsabilité des médecins à titre individuel de régler ces problèmes, nous suggérons que cette dynamique mérite d’être comprise par les médecins à la recherche de postes en milieu rural.
Les citoyens de l’île sont manifestement désespérés quand ils acceptent un chirurgien plastique cocaïnomane, Dr Lewis, qui est disposé à rester 1 mois après avoir été victime de chantage de la part d’un ancien résidant de l’île, maintenant agent de la police provinciale. Dr Lewis devient le centre d’attraction de la communauté et ses citoyens se font une mission de tout connaître de lui et de le séduire pour qu’il reste. Ils commencent par un grand nettoyage général du village, pour finir, comme cela se produit seulement au cinéma, par épier électroniquement ses conversations téléphoniques, exploiter ses vulnérabilités émotionnelles (p. ex. il n’a jamais connu son père), changer l’environnement en fonction de ses préférences (p. ex. servir ses mets favoris au restaurant, faire semblant d’être d’ardents adeptes du criquet, écouter du jazz fusion). Ils sont allés jusqu’à organiser des excursions de pêche truquées avec l’aide d’un plongeur pour être certains que le médecin soit favorablement impressionné par la communauté.
Nous espérons bien qu’aucune collectivité n’ira jusqu’à ces extrêmes, mais nous comprenons cependant que les communautés se demandent effectivement jusqu’où aller et combien en faire pour «vendre» leur emplacement. L’exercice de produire «un message publicitaire» pour une communauté peut se conclure par son unification ou encore par sa division, en exposant les divergences d’opinions quant à sa nature, ses valeurs et ses besoins8. La nécessité d’avoir un médecin peut inciter les membres de la communauté à se conformer à l’image que veut présenter la majorité à l’éventuelle recrue8. Certains pourraient se demander s’ils peuvent remettre en question le processus de recrutement. Cette dynamique peut affecter la réaction de la communauté au médecin nouvellement recruté. Par exemple, les factions minoritaires pourraient chercher à nuire au nouveau médecin pour justifier leur position, en exagérant les genres de problèmes qui se produiront inévitablement à mesure que le médecin s’adapte au nouvel environnement, à la pratique et aux patients.
On perçoit souvent un «déficit» dans la santé rurale, en ce sens que les milieux ruraux sont problématiques et, conséquemment, doivent s’attendre à des services et à des professionnels de la santé de deuxième classe8. Ce film renforce en quelque sorte cette impression lorsque les membres de la communauté acceptent un médecin qui prenait de la cocaïne à des fins récréatives parce qu’ils ont besoin de quelqu’un, même de n’importe qui. La réalité est telle que de nombreuses communautés sont confrontées à la question de savoir s’il vaut mieux avoir n’importe quel médecin, qu’importe s’il partage leurs valeurs ou s’il a le profil de qualifications «idéal» ou n’avoir aucun médecin et seulement des services de santé réduits.
Par ailleurs, le film illustre aussi les avantages de la pratique rurale, qui peut offrir un environnement et un mode de vie que certains médecins peuvent trouver profondément satisfaisants, mais sur lesquels les processus de recrutement ne misent pas efficacement8.
Quand la lune de miel est finie
Lorsqu’une communauté a recruté un médecin, elle tourne naturellement son attention, à un moment donné, sur la façon de le garder. Dans le film, les citoyens de l’île reconnaissent combien ce fut tout un changement qu’a vécu Dr Lewis et ce que veut dire pour la communauté de continuer à faire de fausses représentations. Les citoyens sont tous réjouis quand l’écoute téléphonique révèle que sa relation romantique est terminée, ne voyant que la façon dont la rupture pouvait servir leurs intérêts. Ce n’est que plus tard que Germain prend conscience des sentiments du médecin. On peut s’attendre à ce que les collectivités priorisent leurs besoins, mais une conséquence possible de cette démarche est que le médecin «courtisé» devienne un moyen pour en arriver à sa fin, plutôt qu’une personne dont les besoins revêtent de l’importance.
Lorsque le recrutement se transforme en effort de maintien en poste, les médecins peuvent cesser d’être un moyen («n’importe quel médecin fera l’affaire») pour devenir une fin en soi («nous voulons ce médecin»). Ceci met en évidence les relations entre le médecin, les membres de la communauté et la collectivité qui sont essentielles à la «réussite» de ce processus2–6. Nous sommes d’avis qu’il est vital que le médecin et la communauté soient francs et honnêtes à propos de leur identité (en tant qu’individus et que collectivité) et de ce que sont leurs attentes respectives en ce qui a trait au médecin et à son implication dans la communauté, tant sur le plan des résultats en santé que de son rôle dans la réalisation des autres objectifs communautaires (comme l’usine dans le film). Les relations reposent sur la confiance et non pas sur la supercherie8.
Lorsqu’un médecin «signe» un contrat avec une collectivité, il s’agit d’une forme de validation extérieure que la communauté est à la fois «prospère» et «viable». Ce désir de validation extérieure peut rendre une communauté vulnérable à entendre ce qu’elle souhaite se faire dire. Dans le film, lorsque le médecin dit que c’est un endroit magnifique, son commentaire est interprété comme une indication qu’il y restera; toutefois, la réalité est plus complexe. On peut penser que l’endroit est superbe sans toutefois vouloir y vivre pour une période de temps prolongé. C’est un facteur où il pourrait y avoir une divergence entre les attentes de la communauté, soit d’avoir par tradition un médecin pendant toute la vie, et la réalité changeante des conditions de travail contemporaines, d’un juste équilibre entre travail et vie privée, ainsi que du développement personnel et professionnel. Un médecin pourrait être disposé à pratiquer pendant un certain temps dans une communauté rurale, mais ne pas vouloir y passer l’ensemble de sa carrière professionnelle. Une fois de plus, nous faisons valoir que la communication est une composante importante de la gestion des attentes.
Conclusion
La grande séduction1 offre les paramètres voulus pour examiner les enjeux avec lesquels sont aux prises les collectivités rurales qui aspirent à recruter et à maintenir en poste des médecins. Si les parties en cause dans ces processus comprennent réciproquement leurs besoins, leurs attentes et leurs motivations, cette compréhension peut faire une différence dans la qualité des relations qui sont créées ou établies, ainsi que dans les avantages mutuels potentiels dont pourraient bénéficier chacune des parties.
Acknowledgments
Nous remercions Dr John Simpson et Dr David Gass de leurs commentaires sur les versions antérieures de cet article.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the September 2013 issue on page 915.
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré.
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Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles sont sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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