Durant les années 1990, des pionniers de la médecine familiale comme Ian McWhinney et Martin Bass1,2 déploraient, dans les pages du Médecin de famille canadien (MFC), la rupture entre les médecins de famille (MF) et leurs patients atteints de cancer. La métaphore commune à cette époque était qu’après un diagnostic de cancer, les patients disparaissaient dans « le trou noir » du centre de cancérologie. Des MF chercheurs ont cependant mis en doute cette métaphore et, à la suite d’examens de dossiers3 et de sondages4,5, ont démontré que les MF n’étaient pas seulement disposés à jouer un rôle plus important, mais qu’en fait, ils exerçaient déjà un rôle actif dans le suivi de leurs patientes atteintes d’un cancer du sein et probablement de patients souffrant d’autres cancers. Par ailleurs, en dépit de ces premiers travaux, la métaphore du trou noir persiste encore et, malgré les nombreux changements dans les systèmes de soins primaires, les systèmes de cancérologie et les systèmes de communication, j’entends encore souvent : plus ça change, plus c’est pareil.
Progrès dans les soins
Le début des années 1990 fut aussi la scène d’audiences historiques en comité parlementaire qui ont mis en évidence la nécessité d’une plus grande uniformité dans les services et la prestation des soins pour le cancer du sein, discernant des problèmes de communication, des variations, de même qu’une fragmentation des soins6. Les lecteurs du CFP ne seront pas sans remarquer que la plupart des articles que je cite portent sur le cancer du sein. De bien des façons, cela est directement attribuable aux audiences parlementaires et au rapport affférent7 qui ont attiré l’attention et dirigé les ressources vers le cancer du sein. De fait, depuis les 20 dernières années, il s’est produit d’immenses progrès dans le diagnostic et le traitement du cancer du sein : l’identification des mutations aux gènes BRCA1 et BRCA2 et l’instauration de programmes de dépistage pour les patientes à risque élevé; de meilleures techniques d’imagerie pour le diagnostic précoce; les avancées dans la radiothérapie adjuvante; les progrès dans la thérapie systémique adjuvante, tant sur les plans de l’hormonothérapie que des traitements ciblés; et la reconnaissance des bienfaits de l’activité physique sur la qualité de vie et les résultats.
Je faisais alors ma résidence en médecine familiale et je travaillais dans un centre de cancérologie. Ces articles et ces rapports m’ont fortement impressionnée et concordaient avec ma propre expérience clinique. Le nombre de patientes atteintes d’un cancer du sein qui venaient pour un suivi de la rémission était considérable et je leur demandais souvent si elles continuaient à voir leur propre MF. Je me demandais aussi s’il était vraiment nécessaire de faire un suivi continu à long terme en centre de cancérologie, les habilités et les connaissances cliniques nécessaires étant bien du ressort de la pratique familiale. J’ai émis l’hypothèse qu’il serait assurément mieux pour les patientes et sur le plan de l’utilisation des ressources que le suivi à long terme se fasse en soins primaires. Cette observation et cette prémisse ont orienté ma carrière. Même si bien des choses ont changé depuis les années 1990, les plaintes concernant le trou noir et la fragmentation des soins persistent : plus ça change, plus c’est pareil.
Ce qui a changé
Ce qui a bel et bien changé, c’est qu’en s’appuyant sur les données probantes d’études randomisées contrôlées8–11, il est maintenant largement accepté que le suivi en milieu de soins primaires est sécuritaire et constitue une option de rechange acceptable au suivi en centre de cancérologie. Des guides de pratique clinique12,13 et des programmes de cancérologie encouragent14 le transfert en soins primaires pour le suivi de routine. De plus, nous avons maintenant des études populationnelles rigoureuses qui font valoir une implication active constante des MF15,16, même durant la chimiothérapie17, et qui confirment les études antérieures. Les études, les commentaires, les conférences et les activités de développement professionnel continu qui portent maintenant sur le rôle des MF dans les soins aux patients atteints de cancer se multiplient.
Ce qui a changé aussi, c’est que nous ne nous concentrons plus seulement sur les problèmes particuliers au cancer. Le discours s’est élargi pour englober les besoins holistiques des personnes qui vivent au-delà d’un diagnostic de cancer. Cette perspective holistique est captée dans le concept de la survivance18. Ce changement est alimenté par des taux de survie au cancer plus élevés, selon lesquels dorénavant, la plupart des patients seront des survivants à long terme des cancers à forte prévalence chez l’adulte (sein, prostate et colorectal)19. Les soins optimaux dépassent de beaucoup le traitement et la prise en charge du cancer, pour inclure aussi la prise en charge des effets tardifs et à long terme de ces traitements. De plus, étant donné que la plupart des patients atteints de cancer sont plus âgés et ont de multiples problèmes chroniques, la prise en charge de la comorbidité et des séquelles psychosociales, ainsi que les soins médicaux et préventifs généraux, revêtent autant d’importance18. Les récentes lignes directrices s’appliquant à la survivance à un cancer du sein, spécifiquement conçues pour les soins primaires, reflètent cette approche holistique20. Toutefois, de sérieux problèmes de fragmentation persistent21 : plus ça change, plus c’est pareil.
Fragmentation des soins
Les plus récentes statistiques canadiennes sur le cancer prévoient une augmentation de 40 % de l’incidence du cancer d’ici 203019. Les répercussions de cette augmentation se propageront dans l’ensemble du système de la cancérologie et du système de santé lui-même. Il sera primordial que les soins primaires jouent un rôle central du diagnostic jusqu’aux soins en fin de vie. À la lumière de cette réalité, Lancet Oncology a demandé un rapport exhaustif visant à examiner le rôle des soins primaires dans le continuum du contrôle du cancer22. La partie 7 du rapport porte sur l’intégration des soins entre les soins primaires et les soins spécialisés en cancérologie, et un éditorial d’accompagnement identifie l’intégration comme étant l’un des principaux défis23.
Pour mieux comprendre les problèmes sous-jacents à cette fragmentation des soins, un groupe multidisciplinaire pancanadien de médecins de première ligne, d’infirmières, de spécialistes en oncologie, de chercheurs, d’utilisateurs des connaissances et de patients se sont réunis pour former une équipe : l’équipe canadienne pour améliorer les soins communautaires en cancérologie tout au long du continuum (CanIMPACT)24. CanIMPACT a pour vision d’améliorer collectivement les soins contre le cancer. Son principal objectif est d’accroître la capacité de la première ligne de fournir des soins aux patients atteints de cancer, et d’améliorer l’intégration entre les soins primaires et les soins spécialisés en cancérologie tout au long du continuum. CanIMPACT a adopté une approche à méthodes multiples, et les activités de l’équipe se répartissent en 2 phases. La première phase comportait la recherche fondamentale à l’aide des bases de données administratives sur la santé de la population; des méthodes qualitatives impliquant des professionnels des soins primaires, des spécialistes du cancer et des patients; une analyse environnementale et une révision systématique des initiatives existantes pour améliorer l’intégration des soins; et, élément unique, l’exploration des enjeux entourant la médecine individualisée. Cette phase s’est terminée par un atelier de consultation regroupant des intervenants clés du Canada et de l’étranger.
À la suite d’un processus de délibération, on a établi des priorités parmi les idées dégagées afin d’orienter les travaux de CanIMPACT durant la deuxième phase, au cours de laquelle on mettra à l’essai une intervention élaborée durant la première étape, visant à améliorer l’intégration des soins.
Ce numéro du MFC présente les constatations tirées de la première phase de CanIMPACT25–30, de même que certains conseils pratiques à l’intention des MF sur les soins aux patientes atteintes d’un cancer du sein ou à risque de l’être31,32. L’importance des soins primaires et l’engagement continu des MF envers leurs patients souffrant de cancer n’ont pas changé : c’est pareil. Toutefois, les problèmes de communication, de coordination et d’intégration des soins persistent. Plus ça change, plus c’est pareil? Mettons donc un terme à ce vieux dicton!
Footnotes
This article is also in English on page 781.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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