L’autre jour, j’ai rencontré un petit garçon appelé Jeudi. Jeudi a trois ans et il souffre d’une malformation cardiaque congénitale; c’est un tout petit garçon avec un très grand cœur. Il a besoin d’une chirurgie, et ce, très bientôt.
Malheureusement, Jeudi habite en Haïti, l’un des pays les plus défavorisés du monde. Même avant le tremblement de terre de 2010, les soins de santé en Haïti étaient très inadéquats. Pour des personnes comme Jeudi, de nombreux traitements curatifs coûteux y compris la chirurgie cardiaque, sont tout simplement inaccessibles.
Le système
Quand les ressources en soins de santé sont limitées, il faut prendre des décisions difficiles sur l’attribution de ces ressources. Avec des réserves de fonds limitées, que pouvons-nous faire pour le plus grand bien du plus grand nombre possible? Pour aider à quantifier l’usage le plus rentable de ressources restreintes, des organismes comme l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et la Banque mondiale doivent parfois utiliser un calcul utilitaire et froid1. Ils étudient les conditions qui contribuent le plus au fardeau de la maladie dans ce pays les mesurent en années de vie corrigées du facteur d’invalidité (AVCI), puis ils calculent combien il en coûterait pour éviter la perte de 1 AVCI à l’aide de diverses interventions. Les vaccins pour enfants coûtent de 1 $ à 5 $ par AVCI sauvée, la prévention de la malaria coûte de 2 $ à 24 $, et le coût de la prévention et du traitement du VIH/sida se situe entre 6 $ et 377 $ par AVCI évitée. Par comparaison, un pontage coronarien coûte 37 000 $ par AVCI sauvée.
En général, ces calculs favorisent les interventions visant la prévention des maladies et la santé de la population plutôt que les soins individualisés. La priorité est habituellement accordée à la vaccination, à l’accès à de l’eau potable et au contrôle des maladies transmissibles comme la tuberculose et le VIH, lorsque les gouvernements et les organismes d’aide humanitaire doivent fournir des soins rentables à un grand nombre de personnes avec peu de financement.
Au Canada aussi, les décideurs gouvernementaux et les économistes du secteur de la santé essaient d’orienter nos décisions à propos de l’utilisation rentable de nos ressources en santé: médicaments de rechange à prix plus bas, utilisation judicieuse des investigations et des traitements, prévention des maladies et gestion du mode de vie. Par nécessité, ces recommandations tiennent comptent non seulement du patient individuel, mais aussi de l’ensemble de la population et du long terme. Quoique les statistiques soient différentes ici au Canada, la promotion de la santé - la prévention des maladies par la gestion du mode de vie, le maintien préventif de la santé et la protection environnementale - est une solution plus sensée que le traitement des maladies une fois apparues. Devrions-nous payer 37 000 $ par AVCI sauvée pour un pontage coronarien ou aussi peu que 175 $ par AVCI pour la promotion de la cessation du tabagisme? Même dans un pays aussi riche que le Canada, nous devons tenir compte de ces statistiques.
Heureusement, au Canada, nous avons un système public de santé qui fonctionne et effectue une bonne partie de ce travail important, et une population généralement éduquée qui comprend l’importance de se garder en bonne santé. En tant que médecins de famille, nous offrons à nos patients en cabinet de nombreuses mesures de prévention, mais notre système est encore principalement axé sur les patients qui se présentent à nous, habituellement quand ils sont déjà malades. Si les soins centrés sur la population représentent une telle aubaine, pourquoi n’en offrons-nous pas plus? Même si nous croyons fermement aux principes de la prévention et de la santé publique sur le plan personnel et professionnel, il est difficile d’exercer la médecine familiale en ayant toujours à l’esprit ces principes et l’ensemble de la situation.
L’une des raisons expliquant cette difficulté vient du manque de connexion entre les décideurs qui tiennent compte de ces grandes questions axées sur la population et les médecins assis dans leur cabinet avec leurs patients. Chaque groupe a une perspective différente et un principe éthique différent à respecter. Tandis qu’un économiste du secteur de la santé considère les principes de la justice et de l’équité - être juste et équitable envers l’ensemble de la collectivité en ce qui concerne les conséquences d’une action - on s’attend du médecin qu’il fasse preuve de bienfaisance et pose des gestes dans l’intérêt du patient. L’expert en politiques du gouvernement doit tenir compte de la rentabilité alors que les médecins ont presque libre cours pour aider leurs patients à titre individuel, quelque soit le coût.
Question d’équilibre
En tant que médecins, nous faisons notre travail, en grande partie, parce que nous aimons aider les gens et c’est là l’une de nos plus grandes satisfactions. Nous avons pour mandat de défendre les intérêts de nos patients, en particulier celui qui est devant nous à un moment précis. «Régler» les problèmes peut parfois nous procurer une gratification plus immédiate que de travailler ardûment pendant des années pour prévenir une obscure maladie future qui pourrait affecter ou non le patient. Prêcher périodiquement les bienfaits des modifications au mode de vie peut parfois sembler un exercice futile, et attendre les patients qui viennent nous voir quand ils ne se sentent pas bien est plus facile que d’élaborer des systèmes pour les inciter à consulter quand ils sont en santé. Même s’il est important de tenir compte des besoins de la population, rares sont les patients qui voudraient que leur médecin ne place pas leurs intérêts individuels avant tout.
Alors, dans notre cabinet, nous choisissons parfois de considérer le plus grand bien d’une population d’une personne. Nous jouons du coude pour que les patients soient les premiers sur la liste d’attente, prescrivons des batteries de tests chers (souvent sans savoir combien ils coûtent) et donnons souvent aux patients les médicaments les «plus forts» plutôt que l’option de première intention, moins coûteuse. Il arrive que nos propres préjugés ou expériences, des pressions excessives de la part des patients, le marketing pharmaceutique ou la crainte d’une poursuite influencent nos décisions. Parfois, le pouvoir immédiat et direct de guérir et d’aider l’emporte sur tout le reste, parce que c’est de la vie d’une personne dont il est question. Alors, la seule règle, c’est la Règle d’or.
Heureusement, dans un pays riche comme le Canada, on peut soutenir que nous pouvons nous payer les 2: une santé publique de qualité et d’excellents soins individualisés aux patients - du moins pour l’instant. Il serait inimaginable de refuser à un patient de 3 ans une chirurgie cardiaque pour lui sauver la vie, simplement parce que ce n’est pas rentable à l’échelle de la population.
Il est triste, malgré les promesses d’universalité des droits de la personne, que les ressources pour offrir même les services les plus élémentaires en santé publique ne soient pas suffisantes dans des pays comme Haïti. La situation se complique d’autant plus en raison des politiques des donateurs et des gouvernements, et son redressement est entravé par le manque d’attention accordée aux déterminants sous-jacents de la santé, comme la pauvreté et le manque d’éducation. Bien qu’inimaginable, c’est le monde bien réel de Jeudi et d’au moins un milliard d’autres. Son seul espoir repose sur la bonté d’étrangers, sur la rencontre aléatoire de ce petit garçon et de notre petit groupe. Cette prise de conscience est un rappel douloureux de la terrible injustice de notre monde.
Le facteur humain
Dans d’autres endroits où j’ai travaillé, j’ai rencontré tous les jours des patients comme Jeudi et je devais tout simplement accepter que je ne pouvais pas les aider tous. Même si j’aurais aimé les prendre tous sous mon aile et leur donner les soins qu’ils méritaient, ils étaient tous simplement trop nombreux et il n’y avait aucun endroit où les emmener. Je pouvais offrir à peine plus que des soins palliatifs (et parfois, même pas); puis, réprimant un terrible tiraillement du cœur, je ne pouvais que passer au lit suivant, espérant trouver un patient ayant un problème que je pouvais traiter.
Dans le cas de Jeudi, on m’a dit que des fonds pourraient être trouvés et que des donateurs se manifesteraient. J’ai senti qu’on nous donnait une incroyable opportunité - redresser une infime partie d’une incommensurable injustice. Mais comment justifie-t-on de dépenser 20 000 $ pour 1 seul enfant quand la même somme pourrait servir à en aider tant d’autres dans sa communauté? Pour Jeudi, il semble n’y avoir qu’une seule bonne réponse, quand ne rien faire signifie de le laisser mourir. Toutes les théories économiques rationnelles et les analyses de rentabilité perdent leur sens devant ce petit garçon.
Très peu de gens restent insensibles à ce puissant effet. Certains accusent les organismes humanitaires d’utiliser des sujets «chauds» sur le plan émotionnel ou politique, comme des enfants souffrant de malnutrition ou une épidémie de VIH, pour solliciter les donateurs. C’est peut-être vrai, mais ce n’est pas mal. Si nous pouvons réveiller le désir inhérent des gens de se soucier d’autrui en émouvant leur côté humain, c’est bénéfique pour le donateur et le bénéficiaire. Les donateurs, comme les médecins, veulent aider et ils aiment le faire d’une manière très personnelle, individuelle - parrainer un enfant, acheter des chèvres ou des poulets ou encore défrayer la chirurgie cardiaque d’un enfant.
Une étoile parmi tant d’autres
Selon une parabole, un moine bouddhiste marchait le long d’une plage où s’étaient échouées des milliers d’étoiles de mer durant une tempête. Il en ramasse une et la rejette à la mer pour qu’elle vive. Ses disciples lui demandent: «Pourquoi faites-vous cela? Quelle différence est-ce que cela peut faire?» Le moine répond: «Pour cette étoile, cela fait toute la différence du monde».
Le projet d’aider notre petite étoile de mer Jeudi ne fait pas partie d’un vaste plan durable. Il ne concorde pas avec les visions ou les buts à long terme d’un organisme. Jeudi subira sa chirurgie parce que notre humanité l’exige. L’histoire de Jeudi met en évidence le dilemme que rencontrent souvent les professionnels de la santé dans les pays défavorisés: concentre-t-on les ressources sur la population ou les individus? Le cœur répond: «Sauvez l’étoile de mer!», mais la raison dit:«Faites ce qu’il y a de mieux pour la collectivité».
Le même problème existe ici aussi, au Canada, quoiqu’à une échelle complètement différente et bien plus difficile à percevoir. Notre nature humaine, notre formation et la structure de notre système de santé nous poussent tous à nous préoccuper des individus. L’un des piliers de la médecine familiale affirme que la relation individuelle entre le patient et le médecin est au cœur du rôle du médecin de famille. Par contre, un autre pilier stipule que nous sommes aussi responsables de la santé d’une population définie de patients2. Les leçons apprises dans d’autres parties du monde nous rappellent que la promotion de la santé centrée sur la population est aussi généralement très rentable. Même au Canada, nos ressources en soins de santé sont limitées et nous avons une responsabilité éthique d’utiliser ces ressources de manière responsable et équitable envers chacun dans notre population, non pas seulement les roues grinçantes. Dans notre rôle important de gardiens du système, les médecins de famille ont le pouvoir de contribuer à le soutenir tout en gardant à l’esprit les possibilités de faire le plus grand bien possible pour le plus grand nombre dans notre population de pratique, tout en continuant à nous occuper des besoins des patients sur la plan individuel. Qu’importe notre lieu de pratique, les médecins rencontreront des situations dans lesquelles les intérêts de la population entrent en conflit avec ceux du patient. La reconnaissance de cette réalité et l’identification des principes éthiques en cause représentent la première étape pour faire face à ces dilemmes lorsqu’ils surviennent.
Footnotes
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This article is also in English on page 868.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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