On peut tomber malade d'un souvenir
Paulo Giordano, La Solitude des nombres premiers
Quand j'étais résident en médecine familiale, je doutais de l'utilité et du réalisme des examens sous forme d'entrevues médicales simulées. Après les avoir supervisés pendant près de 20 ans auprès de résidents en médecine familiale, mon arrogance et ma naïveté de jeunesse ont complètement disparu. Je supervisais récemment ces examens et l'acteur jouait le rôle d'un patient nommé Jeffrey, un membre des Premières Nations qui avait vécu le traumatisme des pensionnats indiens et été témoin des sévices sexuels infligés à son frère, qui venait de mourir d'un accident de la route. Torturé par des flashbacks et incapable de dormir ou de se concentrer, il était hanté par ses souvenirs. Même si ces résidents compétents en médecine familiale ont su identifier le trouble du stress post-traumatique de Jeffrey, bon nombre d'entre eux n'ont pas osé lui permettre d'exprimer pleinement sa détresse. Ils semblaient penser que de laisser Jeffrey raconter son histoire ne ferait qu'aggraver son état.
Mais la puissance des récits de nos patients est telle qu'elle sert de tremplin vers la compréhension et de voie vers la guérison.
Tony Judt était historien et l'auteur de Postwar, un portrait de l'Europe après la Deuxième Guerre mondiale, en nomination pour le Prix Pulitzer en 2006, et considéré par plusieurs comme l'un des meilleurs livres d'histoire de la dernière décennie1. En 2008, Professeur Judt recevait un diagnostic de sclérose amyotrophique latérale. Dès l'automne 2009, il était paralysé du cou jusqu'en bas. Il est mort chez lui le 6 août 2010. Contre toutes attentes, durant les 2 dernières années de sa vie, il a été incroyablement prolifque. L'un des cadeaux qu'il nous a légués est un roman remarquable, The Memory Chalet2. Dans une description de la constante progression de la sclérose amyotrophique latérale, il écrit:
Ce trouble neurodégénératif particulier a pour principale qualité de laisser votre esprit libre de réfléchir au passé, au présent et à l'avenir, mais il vous prive progressivement de tout moyen de convertir ces réflexions en mots. D'abord, vous ne pouvez plus écrire par vous-même et vous avez besoin d'un assistant ou d'une machine pour enregistrer vos pensées. Puis, vos jambes ne vous portent plus et vous ne pouvez pas vivre de nouvelles expériences, sauf à raison de complexités logistiques telles que le seul fait d'être mobile retient toute votre attention, plutôt que les bienfaits que confère la mobilité.
Ensuite, vous commencez à perdre la voix: pas seulement au sens métaphorique d'avoir à parler par toutes sortes d'intermédiaires mécaniques et humains, mais bien littéralement, en ce sens que les muscles du diaphragme ne peuvent plus pomper assez d'air à travers les cordes vocales pour leur fournir la variété de pressions nécessaires pour en faire sortir des sons valables. À ce point, vous êtes certainement presque quadriplégique et condamné à de longues heures d'immobilité silencieuse, que vous soyez ou non en présence d'autres personnes2.
Dans le silence de cette immobilité, en particulier dans la solitude de ses nuits sans sommeil, Professeur Judt a construit son chalet de souvenirs, meublant les pièces avec des souvenirs, des réflexions et des idées, avant de les dicter à son assistant le lendemain. Cet exercice a produit une collection de récits portant sur divers sujets allant de son enfance à Londres, en Angleterre, à son trajet favori en autobus, la Green Line, en passant par sa découverte de l'Amérique et sa rencontre avec Jennifer, son épouse. Dans tous ces récits s'entrelacent ses réflexions sur les difficultés de vivre avec une maladie dégénérative progressive et implacable.
Si nous convenons que ce n'est qu'en écoutant les histoires de nos patients que nous pouvons comprendre plus pleinement leur vie et leurs expériences de la maladie et du deuil, comment pouvons-nous faire en sorte qu'au beau milieu de notre emploi du temps chargé, nous donnions aux gens la possibilité de raconter leurs histoires? Avant tout, comment pouvons-nous faire en sorte d'enseigner aux étudiants en médecine et aux résidents en médecine familiale cet aspect essentiel de notre travail en tant que médecins de famille? Comment pouvons-nous leur enseigner à poser les bonnes questions et à avoir confiance qu'en laissant nos patients nous raconter leurs histoires, leur état ne se détériorera pas mais ne s'en portera que mieux?
Pour ce faire, l'un des outils les plus utiles que j'aie trouvés est un article par Peterkin3. Il fait 15 recommandations simples et pratiques qui nous aident à exercer plus efficacement une médecine fondée sur la narration. Toutes sont précieuses, mais il y en a quelques-unes à la fois puissantes et négligées dans notre pratique. La première est d'inclure un S dans nos notes SOAP—pour la souffrance—et de se demander si vous avez prévu du temps pour que le patient parle de sa détresse à chaque visite. La deuxième est de poser des questions ouvertes. Lorsqu'elle rencontre un nouveau patient, Rita Charon commence par la question suivante: «Qu'aimeriez-vous que je sache à propos de vous?»4.
Tony Judt était une personne unique et remarquable, avec une volonté de fer, un grand intellect, et l'amour et le soutien nécessaires de sa famille, de ses amis et de ses collègues, qui lui ont permis de raconter ses histoires de manière à ce que nous puissions en bénéficier. En tant que médecins de famille, nous avons la chance unique de permettre aussi à nos patients de faire connaître leurs histoires uniques et importantes.
Footnotes
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Intérêts concurrents: Aucun déclaré
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This article is also in English on page 9.
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