Vous en avez tous été témoins. Une patiente âgée arrive à votre bureau avec un sac plein de médicaments. Elle ne sait pas pourquoi certains médicaments lui ont été prescrits ou s’ils sont utiles. Les ordonnances viennent de différents médecins. Pour certains médicaments, l’auteur des prescriptions n’est plus de ce monde. La patiente est admise à l’hôpital, de multiples changements sont apportés, mais on ne vous dit pas pourquoi. Les médecins de famille ont exprimé leurs frustrations à propos de la polypharmacie qui résulte du recours à de nombreux guides de pratique clinique et du fait qu’ils ne sont pas certains de ce que prennent réellement les patients. Ils peuvent avoir de la difficulté à faire la distinction entre des symptômes et des effets secondaires, et n’ont pas de solution toute faite au problème1.
Effets de la polypharmacie
Il existe diverses définitions de la polypharmacie: prendre un grand nombre de médicaments (p. ex. plus de 5 à 10), utiliser plus de médicaments qu’il est cliniquement indiqué ou faire usage de médicaments inappropriés. En 2009, 63 % des aînés canadiens prenaient plus de 5 médicaments et 30 % des personnes âgées de plus de 85 ans en prenaient plus de 102. La prévalence est encore plus forte chez les personnes vivant dans des centres de soins de longue durée3. Les effets de la polypharmacie sur la population plus âgée sont considérables. La polypharmacie est associée à la non-conformité, aux interactions entre médicaments, aux erreurs de médication et aux réactions médicamenteuses indésirables, comme les chutes, les fractures de la hanche et le délirium, et on lui attribue un pourcentage important des visites à l’urgence et des hospitalisations potentiellement évitables4,5.
Les difficultés de réduire la polypharmacie
Il se peut que les médecins de famille ne soient pas au courant de certaines interventions éventuellement utiles pour réduire l’utilisation des médicaments et, même s’ils sont au fait de ces stratégies, ils peuvent ne pas les mettre uniformément en pratique. Il y a des critères de dépistage élaborés par consensus pour identifier les médicaments inappropriés, ainsi que des algorithmes et des moyens mnémotechniques pour aider les professionnels de la santé à examiner et à cerner les problèmes reliés aux médicaments6. Par ailleurs, il existe peu de directives sur la façon de mettre en œuvre des changements suggérés à l’utilisation des médicaments. De nombreux prescripteurs hésitent à apporter des changements, craignant souvent des incidents indésirables dus au sevrage des médicaments7; ils disent ne pas vouloir «faire de vagues».
Hôpital gériatrique de jour Soins continus Bruyère
À l’Hôpital gériatrique de jour (HGJ) Soins continus Bruyère à Ottawa, en Ontario, nos patients âgés se présentent habituellement avec des déficiences cognitives, ont fait des chutes, souffrent de douleurs et de déconditionnement. Ils assistent 2 fois par semaine à des séances d’évaluation fonctionnelle et de réadaptation avec une équipe interprofessionnelle pendant une période de 12 semaines. Les patients pour qui on a demandé un examen de la médication prennent typiquement 15 médicaments par jour et ont en moyenne 9 problèmes reliés à la pharmacothérapie8. Nous voyons des cascades d’ordonnances (dans lesquelles un médicament a été prescrit pour traiter les effets secondaires d’un autre) et des effets indésirables des médicaments sur de multiples systèmes, y compris l’hypotension, le déclin de la fonction cognitive et un mauvais sens de l’équilibre. Nous procédons au sevrage et à la cessation des médicaments, un par un, lorsqu’il y a peu de données prouvant qu’il soit indiqué de continuer à les prendre et qu’ils sont probablement ceux qui contribuent aux effets indésirables. Nous insistons sur la réduction du fardeau des pilules pour faciliter la gestion autonome des médicaments, nous tentons de mieux faire connaître les médicaments, de bien faire comprendre comment les utiliser et de communiquer clairement les changements. Les résultats sont surprenants. Nous avons vu des patients dont les symptômes se sont considérablement améliorés grâce à la réduction de leur médication.
Vignettes cliniques pour la formation interprofessionnelle
Ce commentaire présente une série de vignettes cliniques, c’est-à-dire des rapports de cas qui démontrent qu’il a été possible de réussir à réduire les médicaments chez nos patients (dont l’une apparaît en anglais à la page 1300)9. Ces vignettes donnent des exemples de façons dont le fardeau des médicaments peut être réduit, et la qualité de vie des patients améliorée, pour que d’autres puissent être plus confiants à l’égard de la cessation des médicaments.
Chaque membre de notre équipe interprofessionnelle joue un rôle pour aider à réduire l’usage des médicaments et surveiller les effets. Ces approches sont expliquées dans la vignette. Toutefois, nous nous rendons compte que de nombreux médecins de famille ne pratiquent pas au sein d’équipes interprofessionnelles ou n’ont pas accès à des ressources comme des hôpitaux gériatriques de jour. Dans cette série, nous insisterons sur les principes de base que tous les médecins de famille peuvent mettre en pratique pour réduire le fardeau de la polypharmacie chez leurs patients âgés, notamment les suivants:
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Chez un patient symptomatique, le problème pourraitil être causé par un médicament?
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Examinez lesquels des médicaments que prend un patient sont bénéfiques.
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Établissez la priorité des médicaments pouvant faire l’objet d’un essai de sevrage.
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Essayez de simplifier la posologie des médicaments pour réduire le fardeau des pilules10.
Un médecin en milieu communautaire peut se sentir dépassé devant une patiente âgée et son sac de 20 à 30 médicaments. Notre vignette met en évidence qu’il n’y a pas de point de départ idéal et que chaque approche est individualisée. À l’HGJ, nous commençons souvent par demander quel problème nuit le plus au fonctionnement du patient. S’il y a 2 priorités concurrentes, comme une hypotension orthostatique et une hypoglycémie, les changements peuvent alors se produire simultanément ou un après l’autre avec un suivi étroit. Nous reconnaissons qu’un suivi hebdomadaire pourrait ne pas être facile dans une pratique de soins primaires achalandée. Un suivi pourrait peut-être être prévu 2 à 3 semaines plus tard. La documentation et la surveillance pourraient être assurées par téléphone avec le concours de la famille, des aidants ou de l’infirmière du bureau, ou encore en collaboration avec le pharmacien communautaire. Le pharmacien communautaire peut aussi aider à identifier les interactions médicamenteuses, les médicaments potentiellement inappropriés (comme ceux ayant des propriétés anticholinergiques) et les symptômes que déclenchent les médicaments. Étant donné l’intervalle plus long entre les suivis, l’échéancier de la mise en œuvre des changements peut s’échelonner sur une plus longue période, peut-être 6 mois au lieu de 3. Il est souvent difficile d’avoir une vision globale avec les notes habituelles sur les progrès. Pour épargner du temps, il est utile d’avoir un plan de la médication mis à jour périodiquement sur le dessus du dossier papier ou ajouté au dossier médical électronique. Certaines communautés ont des médecins de famille formés en soins aux personnes âgées qui peuvent aider les autres professionnels des soins primaires dans la prise en charge de patients plus âgés ayant des régimes de médicaments complexes et de multiples problèmes médicaux. Certains médecins de famille ont trouvé utile de commencer en se concentrant sur un médicament potentiellement inapproprié pour tous les patients afin de rendre le sevrage et la surveillance plus faciles à gérer.
Nous avons inclus des instructions et des fiches de travail à l’intention de groupes de discussion afin que les vignettes puissent être utilisées en formation interprofessionnelle dans le domaine de la pharmacothérapie gériatrique ou pour faciliter des discussions en groupe semblables à un club de lecture. Ce sont là d’autres méthodes pour accroître la confiance à l’égard de la réduction des médicaments.
La série est planifiée pour la Revue des Pharmaciens du Canada, Le Médecin de famille canadien et le JAMC. Des références sont faites entre les différentes vignettes et des liens vous dirigent à des ressources en ligne pour faciliter leur utilisation dans des discussions de cas. Nous espérons que les pharmaciens, les médecins, les infirmières et les autres prescripteurs et professionnels de la santé trouveront que les stratégies appuient leurs propres efforts pour réduire la polypharmacie. Nous espérons aussi que ceux qui élaborent des guides de pratique clinique en prendront acte et se demanderont comment ils pourraient inclure des lignes directrices sur l’élimination de prescriptions pour appuyer davantage le sevrage et la cessation de médicaments lorsque les données probantes sont limitées ou lorsque les paramètres de la pharmacocinétique et de la pharmacodynamique concernant la répartition des médicaments et leur efficacité changent avec l’âge.
Nous remercions l’organisation médicale universitaire Bruyère et nos collègues à l’HGJ de leur collaboration, ainsi que nos patients qui travaillent de bon gré avec nous pour réduire leur médication, en particulier les nombreux patients qui ont accepté avec enthousiasme de faire connaître leur histoire. Nous espérons que vous aimerez la série et nous vous invitons à nous faire part de vos commentaires et de vos suggestions.
Notes
Cet article fait partie d’une série préparée dans le cadre d’une collaboration entre l’Hôpital gériatrique de jour Soins continus Bruyère, le JAMC, Le Médecin de famille canadien et la Revue des Pharmaciens du Canada pour aider les cliniciens à prévenir et à prendre en charge la polypharmacie lorsqu’ils soignent des patients âgés dans leur pratique.
Footnotes
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This article is also in English on page 1257.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles sont sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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