Avez-vous besoin d’autre chose? », lui ai-je demandé de la porte de sa chambre aux urgences. Se faufilant par la fente des rideaux que je tenais écartés, un rai de lumière souligna la noirceur qui régnait à l’intérieur. Délibérément, je maintins ouverte cette brèche qui faisait trait d’union entre son monde et celui du département où le calme venait de s’installer. Sans dissiper complètement la pénombre, la faible lumière soulignait la maigreur de sa silhouette et les traits émaciés de son visage à la douceur inoubliable.
M’approchant de son lit, je me suis assis sur les couvertures froissées, dans un creux encore imprégné de la chaleur de son mari qui venait de partir. Je me souviens avoir pensé qu’il semblait fatigué. La soirée avait été longue, ponctuée de gestes familiers; ce n’était pas notre première rencontre, et ce ne serait sûrement pas la dernière. Il lui a tendrement souhaité bonne nuit et est parti, le visage marqué par l’inquiétude et un mélange de peur et d’espoir. J’imagine qu’il se résignait à la perspective d’une autre nuit à ressasser son impuissance avant de revenir, comme il le faisait toujours, tôt le lendemain matin. Je savais qu’il lui fallait encore tenir la main de sa femme dans les siennes.
Cette main, fiévreuse, reposait sur la mienne. « Je rentre chez moi pour la nuit et je voulais m’assurer que vous avez tout ce qu’il vous faut, lui ai-je dit. Comme la dernière fois, la chimiothérapie vous a rendue vulnérable aux infections et nous devons traiter votre fièvre. Nous allons laisser les médicaments faire leur travail et assurer votre confort jusqu’à ce que vous soyez prête à rentrer à la maison. »
Des yeux aux paupières lourdes, profondément enfoncés dans leurs orbites, ont fixé les miens sans ciller. Un regard étonnamment doux, sans aucune trace d’inquiétude. Son visage pâle ne livrait rien de la tragédie dont témoignait son état d’amaigrissement extrême. Elle était l’image même du calme. Aucun visage n’avait encore autant marqué mon expérience de jeune étudiant en médecine; je suppose que c’est ce qui arrive quand on chemine ensemble pendant un certain temps.
« Ce bracelet, a-t-elle dit en inclinant la tête vers le serpent de plastique jaune qui lui enserrait le poignet. L’extrémité me pique et ça fait mal. »
« Je m’en occupe », ai-je répondu en me levant. J’ai brièvement pressé sa douce main et suis parti à la recherche des ciseaux du département qui, pour d’absurdes raisons, étaient très bien cachés.
Sur la piste de mon tranchant gibier, je cédai à une routine obsessive et bien établie et passai en revue la soirée avec cette patiente. Une femme de 66 ans avec myélome multiple dont la dernière dose de chimiothérapie remonte à trois jours et qui a été prise de fièvre aujourd’hui. Son taux de neutrophiles est de 0.1. Résultats d’analyse, radiographies et cultures … Vérifié. Antibiotiques … Vérifié. Médicaments pris à domicile … Vérifié. Je vais la voir demain matin et elle se sentira mieux … Vérifié. Qu’est-ce que je fais là? Les ciseaux. Ah, oui! Les ciseaux …
Quand je suis revenu à sa chambre, elle glissait dans un sommeil paisible. Comme son mari, elle avait l’air épuisé. Sa maladie progressait inéluctablement, en dépit de nos constantes tentatives pour stopper son avancée.
Les mois avaient passé rapidement depuis notre première rencontre dans des circonstances étonnamment semblables, et même si son corps portait le fardeau de son impitoyable maladie, je jure que son sourire était devenu plus éclatant. C’est du moins ce que je me disais. C’était plus facile pour moi de voir les choses ainsi.
Je me suis doucement approché de la tête de son lit, espérant de toutes mes forces ne pas la réveiller. Me penchant avec précaution, je saisis l’extrémité saillante de son bracelet d’allergie jaune, approchai les ciseaux et couic. Se détachant du bracelet, la spirale incriminée est tombée par terre.
« Merci bien », ai-je entendu à côté de moi. Deux mots à peine audibles, murmurés d’une voix douce. Deux mots à peine audibles, prononcés en toute sincérité pour un geste des plus anodins. J’ai levé les yeux. Sa tête n’avait pas bougé, mais son regard brillait. Ce regard que j’avais vu quelques mois plus tôt, teinté d’inquiétude, me scrutait intensément, débordant de reconnaissance.
« Je vous en prie, ai-je répondu. J’espère que la nuit sera reposante. Je vous verrai demain matin. » Une dernière légère pression sur sa main fiévreuse et j’ai fait demi-tour pour partir.
Rendu à la porte, je me suis retourné pour lui souhaiter une fois de plus bonne nuit. Ces mots n’ont jamais franchi mes lèvres; elle dormait déjà. Un filet de lumière s’est faufilé derrière le rideau que ma main retenait, révélant sa silhouette émaciée qui reposait paisiblement. Les couvertures s’élevaient et s’abaissaient au rythme tranquille de son souffle. En la regardant, j’ai su que le travail de la soirée était terminé.
Le lendemain matin, les murs du couloir répercutaient le martèlement pressé de mes bottes qui rappelait une marche militaire. Pensant au travail qu’il y aurait à faire, je marchais toujours comme ça le matin. Je suis arrivé au bureau de l’unité, me demandant comment sa nuit s’était passée. J’ai cherché son dossier dans le casier sans le trouver. Il devrait être juste ici. Je regardais plutôt un espace vide.
« Elle est morte durant la nuit », a dit son infirmière derrière moi sur un ton entendu. Elle devait être arrivée pendant que je cherchais le dossier. Je me suis retourné pour la regarder au moment où elle ajoutait par réflexe « Je suis désolée ». Chacun de ses mots a fait son chemin jusqu’à mon cerveau.
Cinq mois de souvenirs ont déferlé sur moi, tel un tsunami. D’un seul coup, dans une intense clarté, le parcours tortueux de ce voyage rempli de rires, de larmes, de sourires et de craintes s’est déroulé dans ma tête. Ma première patiente venait de mourir. Ma patiente. Un tourbillon incontrôlable, où se mêlaient tous les regards échangés, les sourires partagés et les mots prononcés, m’a englouti puis abandonné, plus solitaire que jamais. Quand je suis arrivé ce matin, je pensais créer avec elle un autre moment de vie. Quand je suis arrivé ce matin, elle n’était plus là.
Je suis resté figé sur place, en état de choc, prisonnier du souvenir de sa grâce tranquille et de mon sentiment de culpabilité. Je suis resté figé sur place, avec deux mots à peine audibles qui résonnaient dans le vide de mon désespoir silencieux. Deux mots à peine audibles …
« Merci bien », avait-elle dit. Pour elle, le simple fait de couper ce vilain bout de bracelet avait fait toute la différence. Ce tout petit geste avait assuré son confort. Je pensais qu’il n’avait aucune importance, mais il aura été la toute dernière chose que j’aurai faite pour elle.
« Merci bien. » En fin de compte, c’est ce qui importait le plus.
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