Dans cet article, nous explorons comment les médecins et les organisations de soins primaires peuvent aider davantage les patients et les communautés à participer à notre démocratie et à alimenter de saines politiques publiques. L’engagement démocratique et la santé sont sans aucun doute un nouveau domaine pour la médecine familiale, mais cette association n’est pas sans précédent.
En 1849, le Dr Rudolf Virchow, un pathologiste allemand, a étonné l’establishment médical. Mandaté pour enquêter sur une épidémie de typhus en Haute-Silésie, une région rurale pauvre ayant une population d’ethnicité polonaise, ses recommandations incluaient le déploiement complet et sans limites de la démocratie dans cette région afin d’améliorer la santé1. Un siècle plus tard, en 1964, en plein cœur du mouvement pour les droits civils, le Dr Jack Geiger s’est rendu au Mississippi. Dans ses efforts pour lutter contre les lois ségrégationnistes de « Jim Crow », il a offert ses soins médicaux pour soutenir la mobilisation et l’inscription des électeurs afro-américains. Ce travail a mené au développement du mouvement des centres de santé communautaire2.
L’engagement démocratique est aussi présent dans le secteur de la santé au Canada. Un certain nombre de médecins, d’infirmières, de sages-femmes et d’autres soignants s’appliquent à influer sur les politiques publiques. En 2012, à la suite des compressions effectuées dans le Programme fédéral de santé intérimaire à l’intention des réfugiés, la coalition des Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés s’est rapidement formée et s’est engagée dans une campagne soutenue de protestation, de recherche et de défense des droits, jusqu’à ce que les changements soient abolis3. L’Association canadienne des médecins pour l’environnement a entrepris une campagne à l’appui de la tarification du carbone et de l’élimination de l’énergie au charbon dans le but d’atténuer les conséquences sanitaires du changement climatique4. Les Médecins canadiens pour le régime public exercent des pressions sur les législateurs fédéraux pour élargir l’assurance maladie de manière à inclure l’accès aux médicaments d’ordonnance5, tandis que la nouvelle coalition des Médecins canadiens pour un meilleur contrôle des armes à feu presse la population et les politiciens de bannir les armes de poing et d’assaut au Canada6.
L’engagement démocratique est associé à la santé
Selon l’Indice canadien du mieux-être, l’engagement démocratique se produit :
quand les citoyens participent à des activités politiques, expriment des opinions politiques et favorisent la connaissance de la politique; quand les gouvernements établissent des relations, la confiance et la responsabilité partagée avec les citoyens, en plus de leur offrir des possibilités de participation; et quand les citoyens, les gouvernements et la société civile respectent les valeurs démocratiques sur les plans local, provincial et national7.
Cet engagement peut prendre la forme d’un vote, d’une candidature aux élections, d’une implication dans un parti politique, de l’expression de commentaires en public ou dans les médias, d’une rencontre avec des décideurs, de la participation à des décisions budgétaires ou de discussions de questions politiques avec des pairs.
L’engagement démocratique varie au sein de la population, et il est associé à la situation socioéconomique. Les électeurs à faible revenu ou autrement défavorisés, notamment par la situation d’emploi ou le degré d’éducation, ont constamment des taux de participation plus faibles aux élections par rapport à leurs pairs à revenu élevé et privilégiés8. Parmi les hypothèses émises pour expliquer cette association, mentionnons le manque de temps pour s’impliquer à cause du travail, le manque de sensibilisation et le sentiment d’être décroché du processus politique plus large9. L’engagement démocratique est aussi lié à l’état de santé. Des données canadiennes recueillies aux élections fédérales de 2011 font valoir une association positive entre la santé telle qu’autoévaluée et la participation électorale nationale10.
Le même phénomène a été observé entre la santé mentale et les élections municipales au Canada10. Des données sur les élections américaines au niveau des États ont fait ressortir que l’inégalité socioéconomique dans la participation aux élections est associée à une mauvaise santé telle qu’autoévaluée11. Des études réalisées en Angleterre12, en Norvège13, en Suède14 et en Russie15 ont constaté cette même association entre la santé autoévaluée et la participation électorale; il est plus probable que ceux qui sont en meilleure santé exercent leur droit de vote. Les personnes ayant des incapacités16,17, de la dépression18, un trouble de consommation d’alcool ou de la démence19 sont moins susceptibles de voter. Même si ces associations existent, la direction entre l’exercice du vote et la santé est imprécise et probablement bidirectionnelle. Il existe néanmoins des hypothèses relatives à la causalité. Par exemple, en plus de leur nature débilitante, les problèmes qu’on vient de mentionner pourraient aussi influer sur la façon dont ces personnes se lient avec la société, et par conséquent, nuire à leur participation dans les processus politiques, comme le vote aux élections. Fait à souligner, les personnes atteintes d’un cancer ont une forte association avec l’exercice du vote. Il a été émis l’hypothèse que les associations de lutte contre le cancer procurent des avenues pour la mobilisation sociale et la participation politique19.
Ces associations persistent tout au long de la vie. L’engagement civil durant la fin de l’adolescence et le début de l’âge adulte est positivement associé à des revenus et à un niveau de scolarité plus élevés. Plus particulièrement, l’exercice du vote et le bénévolat sont spécialement associés favorablement à une bonne santé mentale et à des comportements sains20.
L’engagement démocratique différentiel a des conséquences
Les différences dans l’engagement politique entraînent des politiques qui ciblent les intérêts des groupes les plus engagés plutôt que ceux des personnes qui ont les plus grands besoins15,21,22. Autrement dit, les décideurs et les politiciens ne sont pas incités à répondre aux besoins des communautés qui ne votent pas ou ne participent pas au processus politique23. Les politiques publiques qui influent sur les déterminants sociaux de la santé, comme le logement abordable, la sécurité du revenu et l’accès à un travail décent, sont façonnées par les électeurs qui participent en grand nombre.
Les soins primaires peuvent favoriser l’engagement des électeurs
Étant donné les liens entre la santé et la participation politique sur les plans tant individuel que populationnel, comment les organisations de soins primaires peuvent-elles soutenir la participation des groupes plus défavorisés? Des travailleurs sociaux ont préconisé l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation d’interventions qui augmentent les possibilités d’engagement civil chez les adultes plus âgés24. Des chercheurs en soins infirmiers ont incité leurs pairs à être conscients des droits de vote de leurs patients et à aider ces derniers à les exercer25. D’autres ont encouragé la facilitation du scrutin par la poste ou par procuration à l’intention des personnes hospitalisées ou incapables de voter en personne26. Une question demeure : quel est le rôle des médecins de famille?
Les médecins de famille voient des patients souffrir des conséquences économiques et sociales d’un mauvais état de santé27. Le Collège des médecins de famille du Canada exhorte ses membres à servir de ressources à leur communauté, en évaluant les besoins des communautés ou des populations qu’ils servent et en y répondant, et de faire avec elles, en tant que partenaires actifs, la promotion de changements systémiques, d’une manière socialement responsable28. L’Association canadienne des centres de santé communautaire a affirmé ce qui suit en ce qui concerne l’engagement démocratique :
C’est le rôle fondamental des centres de santé communautaire en tant qu’organisations civiles qui fournissent non seulement des services et des programmes de soins de santé de grande qualité, mais aussi des programmes et des initiatives qui cherchent explicitement à améliorer l’engagement démocratique comme déterminant clé de la santé des personnes, des familles et des populations29.
Comme dans le mouvement américain des centres de santé communautaire, la perspective des centres canadiens de santé communautaire repose sur un mandat explicite de s’attaquer aux déterminants sociaux de la santé, une notion qui s’ancre maintenant de plus en plus dans l’ensemble des soins primaires30.
Outre les déclarations d’énoncés de position, les organisations de soins primaires qui ont pour but d’améliorer l’engagement démocratique peuvent aussi envisager l’éducation, les interventions, la collaboration et l’évaluation. Les organisations de la santé devraient élaborer des exigences de formation et des cours à l’intention des étudiants en soins de santé interprofessionnels non seulement pour qu’ils comprennent mieux les déterminants sociaux de la santé et l’engagement démocratique, mais pour qu’ils apprennent aussi comment agir à cet égard. Des cours interprofessionnels efficaces ont des effets réels31. Les nouveaux cours devraient offrir de la formation sur des actions communautaires concrètes32.
Quelles formes les interventions prendraient-elles sur le plan local? À New York (NY), 2 cliniques universitaires de médecine familiale ont entrepris une campagne d’inscription des électeurs dirigée par des cliniciens pour augmenter la participation des communautés souvent sous-représentées dans le processus électoral. Du personnel interdisciplinaire du secteur de la santé a été recruté à titre bénévole et a reçu de la formation. Ce personnel a ensuite tenu un kiosque d’inscription des électeurs pendant 2,5 mois, où l’on insistait sur la fourniture de renseignements non partisans concernant les lois électorales et où on inscrivait les patients sur les listes des électeurs. Parmi les patients qui avaient le droit de vote, mais n’étaient pas inscrits, 89 % se sont inscrits, dont la plupart avaient moins de 40 ans ou allaient voter pour la première fois33.
Les organisations de soins primaires peuvent entreprendre des recherches plus approfondies pour examiner comment la participation aux élections est liée à l’isolement social, à la pauvreté, à l’éducation et aux résultats en matière de santé. Les obstacles à l’exercice du droit de vote que rencontrent les personnes défavorisées ayant des contacts avec des services de santé pourraient être atténués en accueillant des isoloirs dans les cliniques ou les hôpitaux. Des organisations de la santé ont déjà organisé des « stands d’information électorale » pour aider à démystifier le processus par des simulations et des explications34. Durant les élections, les organisations pourraient collaborer et tenir des assemblées publiques non partisanes, où les candidats feraient connaître leurs positions sur les soins de santé et les déterminants sociaux de la santé. De même, les organisations de la santé pourraient publier des fiches comparatives non partisanes sur les différentes plateformes axées sur la santé, ce que de nombreux groupes voués à la santé commencent à faire35–37.
Entre les élections, les organisations de soins primaires pourraient encourager les patients à participer à des délégations auprès des divers niveaux de gouvernement (municipal, provincial, territorial et fédéral), ou encore à des processus budgétaires participatifs. De la formation pourrait être offerte aux patients sur les façons de prendre contact avec les conseillers municipaux, et les députés provinciaux et fédéraux.
Discussion
Les organisations de soins primaires et les médecins de famille sont de plus en plus appelés à en faire davantage, à mesure que nous comprenons mieux les déterminants sociaux de la santé. Ils ne peuvent pas entreprendre seuls ces nouvelles tâches et ne devraient pas travailler dans l’isolement. Le Canada a la chance d’avoir une communauté vibrante vouée à l’engagement démocratique, comme le Democratic Engagement Exchange de l’Université Ryerson à Toronto (Ontario), Inspire Democracy et Élections Canada38. Il existe aussi de nombreuses organisations locales actives. Le Dartmouth North Community Food Centre, en Nouvelle-Écosse, a triplé la participation électorale en 2016 grâce à une campagne de 8 semaines qui comportait des kiosques de simulation du vote, des rencontres avec les candidats et un défilé communautaire le jour du scrutin39.
Étant donné qu’il s’agit d’un nouveau domaine de travail pour les soins primaires, une collaboration avec les organisations locales sera essentielle pour établir la confiance avec la communauté et fonctionner de manière durable. Par exemple, l’équipe universitaire de santé familiale de l’Hôpital St Michael’s, à Toronto, a mis sur pied un programme de santé et justice en partenariat avec les cliniques locales d’aide juridique40. Ce concept a été importé des États-Unis, où des médecins et des avocats ont initialement uni leurs forces pour mettre à contribution leurs domaines respectifs de spécialisation et les relations établies avec les patients et les clients41.
Les cliniques devraient mettre à l’essai de telles interventions ciblées et évaluer leur efficacité afin de recueillir un corpus d’expériences pratiques et de leçons apprises à partir desquelles nous pourrions établir des lignes directrices plus générales. Ces activités peuvent aller au-delà des élections et des plateformes politiques pour inclure l’organisation communautaire. Il ne s’agira pas d’une panacée pour obtenir des changements stratégiques, parce que le changement social se réalise souvent en dehors des activités conventionnelles de l’engagement démocratique comme l’exercice du droit de vote et la rencontre avec des représentants élus. Quoi qu’il en soit, à mesure que nous comprendrons mieux les déterminants sociaux de la santé, nous ne ferons que commencer à faire la lumière sur les moteurs sous-jacents de la santé, c’està-dire les « déterminants des déterminants ».
Footnotes
Intérêts concurrents
Le Dr Raza est préident bénévole du conseil d’administration de Médecins canadiens pour le régime public.
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 639.
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