Le monde brise les individus, et, chez beaucoup, il se forme un cal à l’endroit de la fracture; mais ceux qui ne veulent pas se laisser briser, alors, ceux-là, le monde les tue.
Ernest Hemingway, L’Adieu aux armes (Coindreau, M.E., Trad.)
Si les préjudices et les pertes dus à la pandémie sont déplorables, il est possible de recoller ce qui est brisé et d’émerger de l’expérience en un seul morceau. Telle est la philosophie sur laquelle repose l’art japonais antique appelé le kintsugi. Lorsqu’un morceau de poterie est cassé, l’artiste le répare avec de l’or ou de l’argent. En conséquence, la poterie devient plus belle que sa version originale. Pouvons-nous adopter un esprit kintsugi et ainsi ressortir plus forts de la pandémie? Le présent commentaire explique comment s’y prendre (Encadré 1)1,2.
Mode d’emploi de l’esprit kintsugi
Les taux de symptômes et de troubles post-traumatiques liés à la pandémie sont élevés (29 % 6 mois après de début de la pandémie) chez les PSS1.
Les PSS qui éprouvent de la détresse ou des symptômes du TSPT peuvent guérir en mettant les 6 R en pratique : rapprochement, ressourcement, réalignement, reconditionnement, réflexion et rituel2.
L’esprit kintsugi se concrétise lorsque la croissance post-traumatique et les 6 R entraînent l’intégration et le rétablissement à la suite d’événements tragiques.
Les dirigeants du système de santé sont appelés à mettre en œuvre des programmes qui permettent aux PSS de se transformer plutôt que d’être brisés par cette crise.
PSS—professionnel des soins de santé, TSPT—trouble du stress post-traumatique.
Qui sont ceux que la pandémie mondiale a brisés?
Il existe divers types de traumatismes, notamment ceux de courte durée ou de type 1 (attribuables à un seul incident, comme une blessure à la suite d’un accident de la route) et ceux qui sont chroniques ou de type 2 (p. ex. dus à un chômage prolongé ou à un trouble du stress post-traumatique [TSPT] complexe). Ces derniers se produisent lorsqu’une personne est exposée à des expériences néfastes prolongées et répétées (p. ex. violence sexuelle). Une personne qui souffre de traumatisme de type 2 est à risque plus élevé d’un traumatisme de type 1, et ces 2 problèmes peuvent coexister3.
Yuan et ses collègues1 ont fait remarquer qu’il est possible que le TSPT apparaisse à retardement. Ce phénomène a été observé chez des patients ayant survécu à un syndrome respiratoire aigu soudain en 2003, et chez 29 % des professionnels des soins de santé (PSS) 6 mois après le début de la flambée de la COVID-191. Le trouble du stress post-traumatique peut perturber les relations, de même que la capacité de la personne de travailler et de fonctionner. En l’absence d’un diagnostic et d’un traitement par un professionnel de la santé mentale, les personnes souffrant du TSPT courent un plus grand risque de dépression, d’anxiété, de troubles de l’alimentation et d’idées suicidaires.
Les symptômes sont regroupés en 4 catégories : souvenirs intrusifs, évitement, changements négatifs dans la pensée et l’humeur, et changements dans les réactions physiques et émotionnelles4. Des troubles concomitants (p. ex. consommation de substances) peuvent découler d’efforts mal adaptés visant à composer avec la situation5. En outre, les cas de TSPT varient de légers à incapacitants, ce qui complique le diagnostic, surtout chez les PSS, qui peuvent vivre des blessures morales, des symptômes liés au stress et un épuisement professionnel.
Un autre type de traumatisme est qualifié de secondaire ou vicariant. Un tel traumatisme se produit lorsqu’une personne est témoin de la souffrance et de la mort, mais ne peut rien y changer. De nombreux cliniciens ont vécu de telles situations durant la pandémie. Le traumatisme vicariant peut coexister avec le TSPT, ou le causer, s’il n’est pas traité. Il se manifeste sous forme de déplétion émotionnelle, d’insomnie et de relations interpersonnelles perturbées, tant dans la vie privée que professionnelle. Enfin, il y a aussi des traumatismes collectifs, lorsque de nombreuses personnes sont exposées à des horreurs semblables (p. ex. génocide). La pandémie mondiale de la COVID-19 en est un bon exemple.
Peu après que la pandémie eut frappé la Chine, on a vu surgir des inquiétudes à propos de la détresse des PSS. Li et ses collègues6 ont signalé que les paramédicaux de réserve en Chine ont souffert de forts degrés de dépression (46,7 %), d’anxiété (35,6 %) et de symptômes de stress (16,0 %) lorsqu’ils ont été déployés à Wuhan en réponse à la crise. À leur retour chez eux (p. ex. apparition à retardement), la prévalence globale des symptômes du TSPT était de 31,6 %. Yalçın et ses collègues7 ont fait une étude auprès de 257 travailleurs en milieu hospitalier, en Turquie. Les taux de dépression, d’anxiété et de stress, de même que les degrés de symptômes du TSPT étaient significativement plus élevés chez les femmes que chez les hommes (p=,001, p=,008, p=,004, et p=,026, respectivement), et les degrés de symptômes du TSPT étaient supérieurs chez les travailleurs des services d’urgence (p=,010), où travaillent de nombreux médecins de famille, par rapport aux travailleurs d’autres départements.
Même si ces études transversales ne sont pas uniformes sur le plan des taux de prévalence et de la méthodologie, elles attirent notre attention sur les problèmes de santé mentale qui peuvent aller au-delà de la détresse et de l’épuisement professionnel. Pour avoir une meilleure idée du désarroi des PSS, nous pouvons aussi lire leurs récits. Tout en reconnaissant la tragédie, certains médecins de première ligne ont découvert des points positifs. Par exemple, le Dr Tsuchiya8, médecin en soins palliatifs à Yokohama (Japon), disait, dans un récit publié dans l’International Journal of Whole Person Care (IJWPC) : « Je dirais que les gens sont devenus plus conciliants avec eux-mêmes et avec les autres, car ils ont reconnu la mesure dans laquelle nous sommes tous précieux. »
De même, dans l’IJWPC, le Dr Messier9, urgentologue à Montréal (Québec), exprimait de l’optimisme en dépit de ses craintes initiales que les services d’urgence croulent sous le poids des innombrables patients infectés : « L’espoir a surgi; peut-être que cette situation sera un catalyseur de nouvelles idées et de transformations [des services d’urgence]. »
Comment pouvons-nous guérir?
La croissance post-traumatique prend la forme de changements positifs qui se produisent à la suite de l’exposition à des événements traumatisants. Une transformation de la vision du monde d’une personne et de sa place dans ce monde peut s’en dégager. La résilience, au contraire, comporte le retour de la personne à son niveau de fonctionnement antérieur, plutôt que d’être transformée par l’expérience.
Une telle croissance post-traumatique se manifeste dans 5 domaines : appréciation de la vie, relations avec les autres, force personnelle, reconnaissance de nouvelles possibilités et changement spirituel10. « Guérir le guérisseur » aux services d’urgence est ce que préconisent Wong et ses collègues11, qui démontrent comment la hiérarchie des besoins de Maslow peut s’appliquer de manière concrète aux travailleurs de première ligne. Non seulement présentent-ils des recommandations sur le plan individuel, mais ils formulent aussi des mesures à prendre sur le plan administratif11. Ils décrivent 5 niveaux de besoins (besoins psychologiques, sécurité, amour et sentiment d’appartenance, estime et actualisation de soi), des préoccupations liées à la pandémie et des stratégies pour les aborder, mais j’ajouterais un sixième niveau de besoins : l’autotranscendance. Fondamentalement, l’autotranscendance comporte de réaliser que vous êtes une partie d’un plus grand tout et d’agir en conséquence.
En outre, les médecins et les autres PSS qui souffrent d’une blessure morale ou du TSPT peuvent guérir en mettant en pratique les 6 R2 : rapprochement, ressourcement, réalignement, reconditionnement, réflexion et rituel. D’abord, il est essentiel d’interagir avec les autres en toute confiance. Cela pourrait se faire au sein d’un groupe d’entraide dirigé par un thérapeute compétent, spécialiste des traumatismes. En deuxième lieu, le ressourcement implique le renforcement des réseaux neuronaux associés aux sensations positives, aux émotions et à la cognition (p. ex. au moyen d’exercices de respiration qui activent le système nerveux parasympathique). Troisièmement, des exercices somatiques (p. ex. yoga) peuvent réaligner les connexions entre l’esprit et le corps. Quatrièmement, le reconditionnement peut aider une personne à interpréter ce qui s’est passé et à remettre en question des souvenirs erronés (p. ex. c’est ma faute si le patient est mort). Cinquièmement, la réflexion aide une personne à composer avec ce qui s’est passé et à trouver un sens à ce qui apparaissait incompréhensible sur le moment. Enfin, procéder à des rituels peut mener à boucler la boucle.
À l’aide de la métaphore empruntée à l’esprit kintsugi, le groupe de travail sur le bien-être des médecins de notre établissement (dont je suis membre) posait aux médecins la question suivante : « Quels sont les cals dorés sur les cassures de la pandémie? » Voici certaines de leurs réponses :
Être contraints de prioriser les réunions, les tâches et les activités essentielles, et se concentrer sur elles.
Tout ce que nous avons été capables d’accomplir et qui a mené à de meilleurs soins et améliorations.
Apprendre à connaître des collègues d’autres divisions et travailler avec eux en équipe pour atteindre un but commun.
Ne pas être tenus à l’écart de cette crise mondiale!
La recherche a été accélérée grâce à une coopération internationale sans précédent.
La télémédecine a réduit les risques d’exposition.
La reconnaissance de l’importance de la santé mentale chez les PSS.
La reconnaissance des injustices raciales.
Le Dr Lemos12, médecin de famille à Toronto (Ontario), écrivait ce qui suit dans l’IJWPC :
Cette pandémie a mis en évidence combien nous sommes tous reliés et pourtant, si isolés… En ces temps difficiles, j’espère que nous allons reconstruire nos communautés, redéfinir le sens d’être une famille et tendre la main à ceux qui sont au pourtour de nos cercles. Je souhaite que nous commencions à penser au collectif et non pas seulement à l’individuel. La vie est trop courte pour ne pas la partager et trop longue pour la vivre seul.
Que peuvent faire les dirigeants pour soutenir les médecins et les autres PSS?
La détresse ressentie par les PSS se produit dans le contexte de leur environnement de travail. De plus, nous devons reconnaître les effets syndémiques, c’est-à-dire lorsque 2 épidémies ou plus (p. ex. COVID-19 et TSPT) interagissent en synergie. Cela contribue à une charge excessive de morbidité dans une population, charge qui doit être prise en compte dans la planification de l’attribution des ressources13. Même si les systèmes de santé varient d’une région à l’autre, il est possible de tirer comme conclusion de la Conférence internationale sur la santé des médecins de 2021 (une initiative conjointe de l’American Medical Association, de l’Association médicale canadienne et de la British Medical Association) qu’il est nécessaire que les niveaux supérieurs de la hiérarchie mettent sur pied des initiatives pour permettre aux premières lignes de composer avec cette crise sans précédent.
Benham et ses collaborateurs14 demandent aux décideurs de cerner les aspects de la gestion clinique (p. ex. capacité d’absorption des surcharges, quarts de travail) qui suscitent une plus forte propension à la détresse émotionnelle. Un processus collaboratif et normalisé pour la prise de décisions en fin de vie, y compris un plan pour faire face aux taux élevés de décès, doit être mis en place. Les auteurs suggèrent de procéder au dépistage des PSS qui ont besoin d’interventions, d’offrir des avenues pour le soutien par des pairs et d’instaurer un groupe de consultation vers qui le personnel pourra se tourner lorsqu’il sera aux prises avec des dilemmes moraux. Il faut aussi reconnaître les niveaux plus élevés de détresse chez les PSS non Blancs14, qui mettent en évidence la nécessité d’une approche intersectionnelle.
Dans la même veine, Greenberg et ses collègues15 offrent des suggestions au National Health System du Royaume-Uni pour protéger la santé mentale des cliniciens. D’abord, il est utile que les dirigeants expriment leur reconnaissance, par écrit et verbalement. Deuxièmement, des entrevues lors du retour à la normale au travail devraient être menées avec des superviseurs réceptifs à l’idée de parler de leurs propres problèmes de santé mentale (p. ex. réduire la stigmatisation). Troisièmement, il faudrait faire régulièrement des sondages auprès du personnel. Quatrièmement, il y a lieu d’organiser des discussions en groupe pour aider le personnel à développer un discours significatif qui réduit le risque de préjudices (séances Schwartz16). Le soutien des dirigeants doit être offert dans un climat de confiance fondé sur la transparence quant à la façon dont les décisions sont prises et dont les gens sont traités. Plutôt que de recourir à des contractuels pour offrir de l’assistance, les établissements devraient dispenser des soins fondés sur des données probantes et axés sur les traumatismes17, et adapter les interventions selon une approche intersectionnelle.
Étant donné le courage et les sacrifices des PSS, c’est la moindre des choses que nous puissions faire pour eux. Parce que le bien-être exige à la fois des actions individuelles et systémiques, les dirigeants devraient adopter les 2 approches, de sorte que les cliniciens puissent être régénérés et renforcés plutôt que brisés par la pandémie.
Footnotes
Remerciements
Je remercie le corps professoral des Programmes de soins holistiques de McGill de la rétroaction fournie sur ce travail. De plus, je remercie Angelica Todireanu de son aide au manuscrit.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 252.
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