Question clinique
Quels sont les symptômes de la neurotoxicité induite par les opioïdes, et comment éviter cet effet indésirable aux médicaments, souvent grave et non reconnu?
Résultats
Le Canada est le deuxième consommateur d’opioïdes par habitant au monde1. Les Canadiens de 65 ans et plus sont plus susceptibles de suivre un traitement opioïde prolongé que tout autre groupe d’âge2. Les opioïdes sont associés à des effets indésirables reconnus, tels que : constipation, nausées, étourdissements, sédation, délire et chutes. Les aînés présentent un risque plus élevé d’effets indésirables aux médicaments (EIM), causés par les interactions médicamenteuses, les comorbidités et les changements physiologiques liés au vieillissement. Cet article résume un article publié dans la revue Canadian Geriatrics Society Journal of CME sur la neurotoxicité induite par les opioïdes, qui est un EIM fréquemment négligé3.
Données probantes
Une revue Cochrane a révélé un risque statistiquement significatif et plus élevé de 42 % de tout effet indésirable, et un risque statistiquement significatif et plus élevé de 175 % d’effets indésirables graves associés à l’usage d’opioïdes à moyen et à long terme pour traiter la douleur non cancéreuse chronique, par rapport à un placebo4.
La neurotoxicité induite par les opioïdes se manifeste par une vaste gamme de symptômes, dont l’hypersomnolence, le délire, les hallucinations, l’allodynie (douleur causée par un stimulus qui normalement ne cause pas de douleur), l’hyperalgésie (sensibilité anormalement accrue à la douleur), la myoclonie, les tremblements et les crises convulsives5,6.
Approche
La douleur chronique est associée à une morbidité considérable chez les personnes âgées, y compris à une réduction de la qualité de vie, au retrait social, à la dépression et à l’incapacité7. Bien que les opioïdes puissent être une approche appropriée pour certaines personnes âgées, les cliniciens doivent être sensibles aux facteurs de risque suivants.
Les changements physiologiques liés au vieillissement augmentent le risque d’effets indésirables liés aux opioïdes. La réduction de la fonction rénale due au vieillissement et à la maladie réduit l’excrétion des métabolites actifs des opioïdes; plus grande est la dépendance envers le métabolisme rénal d’un opioïde sur ordonnance ou de ses métabolites, plus grand est l’impact sur la tolérabilité d’un agent en particulier. Une revue de synthèse récente sur la prise en charge par opioïdes de la maladie rénale chronique chez les aînés a recommandé l’hydromorphone, la buprénorphine et le fentanyl comme les opioïdes les plus sécuritaires en termes d’effets indésirables8. Il importe de noter que le fentanyl n’est pas un traitement de première intention.
Le métabolisme de premier passage est grandement réduit chez les personnes âgées; les médicaments dotés d’un métabolisme de premier passage substantiel (p. ex. morphine) atteindront donc des concentrations plus élevées chez les aînés.
Chez les personnes âgées, tous les opioïdes rehaussent la sensibilité pharmacodynamique (c.-à-d. des effets plus prononcés que les effets ressentis par les personnes plus jeunes à des doses équivalentes). Il est ainsi possible de soulager la douleur plus longtemps avec des doses plus faibles9.
Les interactions médicamenteuses augmentent le risque d’effets indésirables liés aux opioïdes. Les isoenzymes du cytochrome P450 (CYP) sont une des principales voies de signalisation du métabolisme des opioïdes. Le métabolisme substantiel par la voie de signalisation du cytochrome P450 prédispose les personnes âgées à des EIM et ainsi à une toxicité possible ou à une réduction de l’efficacité, selon les médicaments qui interagissent entre eux et la nature de l’interaction. En général, les interactions médicamenteuses sont minimes sous l’hydromorphone.
La morphine subit principalement un métabolisme de phase II par l’entremise de l’isoenzyme UGT2B7; mais les inhibiteurs de l’isoenzyme 3A4 du cytochrome P450 (CYP 3A4; amiodarone, diltiazem, vérapamil, jus de pamplemousse, antifongiques) augmentent théoriquement la biodisponibilité de la morphine et en intensifient les effets opioïdes. Par ailleurs, les inducteurs du CYP 3A4 (anticonvulsivants tels que la phénytoïne) réduisent la biodisponibilité de la morphine.
La codéine est dotée d’un fort potentiel d’EIM, car elle est métabolisée à la fois par les isoenzymes 2D6 et 3A4 du cytochrome P450. La codéine est convertie par O-déméthylation en morphine, qui est catalysée par le CYP 2D6. Des données probantes robustes indiquent que les inhibiteurs du CYP 2D6 (quinidine, bupropion, fluoxétine, paroxétine) inhibent la production de morphine et ses effets opioïdes. La codéine est également métabolisée en norcodéine inactive par le CYP 3A; et certaines données indiquent que les inhibiteurs du CYP 3A4 augmentent la biodisponibilité de la codéine et, subséquemment, de la morphine.
Pour plus d’information, y compris les propriétés pharmacocinétiques des divers opioïdes, consulter le Tableau 1 de l’article publié dans la revue de la Société canadienne de gériatrie (SCG)3.
Mise en application
Puisque la neurotoxicité induite par les opioïdes se manifeste par différents symptômes (c.-à-d. hypersomnolence, délire, hallucinations, allodynie, hyperalgésie, myoclonie, tremblements et crises convulsives5,6), il peut être difficile de poser un diagnostic, car le trouble peut être interprété par erreur comme une évolution de la maladie chez les patients cancéreux ou en soins palliatifs, ou il peut être erronément attribué à d’autres causes neurologiques. La neurotoxicité peut survenir avec tous les opioïdes, mais elle est le plus souvent associée aux opioïdes qui forment des métabolites actifs (mépéridine, morphine, oxycodone et hydromorphone)6,10. Les facteurs de risque de neurotoxicité induite par les opioïdes sont les fortes doses d’opioïdes, la déshydratation, l’insuffisance rénale, l’infection et l’âge avancé (en raison du risque accru d’accumulation des métabolites).
Une approche multimodale et multidisciplinaire est essentielle pour traiter les multiples facettes de la douleur chronique, comme le résume le Tableau 2 de l’article de la SCG3. Si les opioïdes sont prescrits après l’optimisation des traitements non pharmacologiques et pharmacologiques non opioïdes, il importe de réévaluer régulièrement leur efficacité et de surveiller les effets indésirables non neurologiques ainsi que la neurotoxicité induite par les opioïdes. Les médecins doivent activement informer les patients à risque de déshydratation (pour des raisons telles qu’un apport liquidien inadéquat ou la prise de médicaments qui entraînent la déplétion volémique ou causent une maladie rénale) de la neurotoxicité induite par les opioïdes.
La neurotoxicité induite par les opioïdes est prise en charge par une réduction de la dose ou l’arrêt du médicament, la rotation des opioïdes (passer à un autre opioïde), l’hydratation et la correction des facteurs précipitants sous-jacents, comme la maladie rénale. Dans le cas de la rotation des opioïdes, il est recommandé de réduire de 25 à 50 % la dose équianalgésique calculée du nouvel opioïde afin d’éviter la surdose accidentelle (voir le Tableau 3 de l’article de la SCG)3. La rotation avec le fentanyl transdermique exige une surveillance étroite puisque de grandes variations des équivalences posologiques ont été rapportées. L’hydratation parentérale (sous-cutanée ou intraveineuse) doit être envisagée, lorsqu’elle est possible.
Notes
Les Perles gériatriques sont produites de concert avec le Canadian Geriatrics Society Journal of CME, une revue révisée par des pairs publiée par la Société canadienne de gériatrie (http://www.geriatricsjournal.ca). Les articles font la synthèse des données probantes tirées des articles publiés dans la revue Canadian Geriatrics Society Journal of CME et présentent des approches pratiques à l’intention des médecins de famille qui soignent des patients âgés.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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The English version of this article is available at https://www.cfp.ca on the table of contents for the April 2022 issue on page 269.
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