Trouble bipolaire
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Docteur, je pense bien que j’ai rencontré le bonheur!
Quand j’ai entendu ces paroles venant de mon patient, de ce patient en particulier, je me suis dit: « Bon, je crois bien qu’il est passé en phase maniaque ». Surtout que cette personne traînait une longue histoire de dysthymie, oscillant entre le spleen et la mélancolie, et que las de son perpétuel désespoir, je lui avais récemment prescrit des antidépresseurs.
Oui, oui, Docteur, je vous assure, je l’ai rencontré !
Et voilà qu’il se met à me raconter.
Je l’ai aperçu alors même que je ne le cherchais pas. En tout cas, pas vraiment. Bizarre, tout de même, puisque de nos jours, tout le monde cherche le bonheur, désespérément, à tout prix, coûte que coûte, peu importe les moyens. Comme si une vie sans bonheur était inconcevable; comme si une vie sans bonheur ne valait pas la peine d’être vécue. Alors que moi, je l’ai croisé, comme ça sans m’y attendre.
Il était là sur le bord du sentier du Plateau des Glières où je marchais.
Au début, je ne l’ai pas reconnu – ce n’est pas si facile que cela de reconnaître le bonheur. Vous savez de quoi il a l’air, vous Docteur, le bonheur? Vous croyez qu’il se trouve là où certains prétendent qu’il est? Vous pensez qu’il vient avec les vacances (voyage dans les îles paradisiaques… bonheur assuré)? Ou bien, qu’il est rattaché aux biens et possessions (résidence de prestige avec vue superbe… bonheur garanti)? Ou encore, qu’il est tributaire des rencontres (expérience inoubliable… bonheur en prime ou argent remis)?
Voyons donc! Si vous pensez, Docteur, que le bonheur se laisse encarcaner de la sorte, vous risquez d’être amèrement déçu. Très déçu.
Ce qui fait qu’au début, je n’ai rien vu sinon deux personnes qui marchaient dans le sentier de manière désinvolte, côte à côte, venant vers moi. Puis, sans que je comprenne pourquoi, l’une d’elle est sortie du sentier et s’est penchée. Avait-elle été prise d’un malaise? Allait-elle faire un besoin pressant dans le sous-bois?
Lorsque je suis arrivé à leur hauteur, j’ai compris. C’était deux personnes âgées – enfin, en cette matière, tout est relatif et tout dépend du point de vue –, disons qu’elles étaient plus vieilles que moi! Un couple, de toute évidence, cueillant des champignons.
Lui, devait bien avoir 75 ans. Il portait une casquette d’où débordait une couronne de cheveux blancs soyeux. Il se penchait, ramassant de-ci de-là des champignons que je ne connaissais pas, que je n’aurais même pas osé toucher et dont j’ignorais tout y compris le nom.
Elle, se tenait à ses côtés. Une dame du même âge. Elle portait un foulard qui ramenait ses cheveux blancs vers l’arrière, dégageant sa figure marquée par des rides d’expression lesquelles accentuaient l’éclat de son sourire et la vivacité de son regard. Un visage exempt de Botox et épargné par les injections d’agents de remplissage. Une femme d’une grande beauté.
En vérité, ils formaient un très beau couple.
Et là, me montrant leur récolte, un Opinel à la main, les mains calleuses, les ongles terreux – de cette terre qui nous fait toutes ces offrandes dont nous n’avons même pas conscience, l’homme me dit :
Voici des bolets, et des pieds-de-mouton et des chanterelles. Voyez celui-ci, il est passé date. Remarquez comme sa couronne est noircie. Il est préférable de le laisser là afin qu’il puisse disséminer ses spores. Méfiez-vous aussi de ceux qui ont des lamelles sous la corolle, certains sont toxiques. Recherchez plutôt ceux qui ont de la mousse, comme celui-ci.
Et que ferez-vous de tous ces champignons ? Une soupe, peut-être ?
Non, nous allons nous faire une omelette.
Et les voilà, tout sourire, visiblement heureux, résolument complices, continuant leur petit bonhomme de chemin.
C’est bizarre, Doc, mais sur le moment, j’ai eu comme l’impression d’avoir rencontré le bonheur. Évidemment, il se peut que je me trompe. Il se peut que je mélange tout : l’ivresse du moment, le délice de l’échange, la magnificence des lieux. Il se peut que je confonde la beauté, l’amour et la passion avec le bonheur. Mais sur le coup, je vous assure, je suis certain de l’avoir vu en eux, là devant moi.
Et puis, je l’ai laissé passer. Et j’en suis content.
Car c’est peut-être ça, le secret du bonheur : le reconnaître, l’apprivoiser, l’écouter, le toucher, le humer puis le laisser voguer, à sa guise, sans jamais chercher à l’emprisonner. Et n’en garder que le souvenir. Précieux souvenir.
Docteur, vous pensez toujours que j’ai un trouble bipolaire?
Hum, hum…