La fatigue des médecins de famille*
Entendu au salon des docteurs…
Je suis tanné…tanné… tu ne peux pas imaginer à quel point!
J’ai trop d’ouvrage. Trop de patients. Tout le village, tout le quartier. J’en ai par-dessus la tête. Mes journées n’en finissent pas. Ça n’arrête jamais. Ce n’est jamais suffisant.
On dirait que nous sommes la poubelle du système. Tous n’ont qu’une seule phrase en bouche : parlez-en à votre médecin de famille.
Quand je vois ces spécialistes me retourner leurs patients parce qu’ils ne les ont pas vus depuis plus d’un an et requièrent une consultation pour les revoir.
- Le spécialiste m’a demandé de venir vous voir pour que vous lui adressiez une demande de consultation
- Pourquoi donc? Il vous connaît déjà et vous suit pour ce problème
- Je sais …
Pourquoi cela?
Une histoire de facturation. Une question d’argent, sans doute.
Une perte de temps.
Quand je vois ces pharmaciens me faxer des piles de renouvellements pour des médicaments que les patients prendront toute leur vie durant: statines, hypotenseurs, antiplaquettaires, anticoagulants - mes patients en prendront jusqu’à leur mort - quelle idée! Ou bien lorsqu’ils me demandent de préciser le nombre de renouvellements ou le code d’exception qui figuraient déjà sur la prescription précédente.
Pourquoi cela?
Une question d’argent là-aussi?
Ou des exigences obsolètes des Ordres professionnels?
Une autre perte de temps.
Quand je vois tous ces organismes qui nous utilise pour compléter leurs formulaires, la CNESST (Commission des normes de l'équité de la santé et de la sécurité du travail), la SAAQ (Société de l'Assurance Automobile du Québec), la Sécurité sociale. Quand je vois tout un chacun nous référer des gens pour, ici, un certificat d’absence, là, une attestation de retour au travail, ou encore une lettre pour le transport adapté, un formulaire de CTMSP, une vignette de stationnement, etc, etc…
Quand je vois ces demandes au CRDS (Centre de répartition des demandes de service) refusées pour je ne sais trop quelle raison : formulaire soi-disant incomplet ou dont les prérequis seraient apparemment non conformes. Et surtout quand je les vois changer la priorité - E plutôt que C. Pour qui se prennent-ils? Ils n’ont même pas vu le patient! Je dois alors justifier, argumenter.
Encore, une perte de temps.
Quand je vois tous ces changements dans le système. Tiens, un nouveau DME (Dossier médical électronique)! Pourquoi donc? Le précédent n’était-il pas bon? Changer de DME ce n’est pas rien. L’environnement est complétement différent. C’est comme passer d’un Cessna 160 à un Airbus 220. Sans compter qu’une fois l’entente signée, bye-bye le service après-vente. Juste cette semaine, j’ai appelé trois fois à mon fournisseur de DME pour avoir de l’aide. Quinze minutes d’attente sur une tonalité musicale insipide pour absolument rien – j’ai fini par raccrocher, je n’ai pas juste cela à faire. Sans compter que la facturation électronique ne fonctionne plus avec celui. Pas grave, nous ne sommes que des médecins de famille! J’ai plutôt le sentiment que nous sommes les dindons de la farce.
Qui donc surveille les fournisseurs de DME?
Quand je vois la RAMQ (Régie d’Assurance Maladie du Québec) refuser mes demandes de médicaments d’exception transmises par télécopie et m’obliger à les envoyer par Internet. Quand je vois toutes les informations que je dois leur fournir pour que la demande soit acceptée : quels autres médicaments votre patient a-t-il pris? Depuis quand? Date de début et date de fin. Exigence de Folstein sériés.
Des justifications à n’en plus finir.
Une autre question d’argent, évidemment!
Une autre perte de temps.
Quand je sens que le CMQ (Collège des médecins du Québec) me surveille et qu’il risque de descendre à tout moment dans mon bureau pour je ne sais trop quoi – une plainte d’un patient insatisfait et vindicatif? Mon âge? Le fait que je ne travaille pas en établissement?
C’est évident que leurs inspecteurs vont me trouver des failles. Ils jugeront mes dossiers insuffisamment étoffés, mes notes stéréotypées, ou je ne sais trop quelle autre lacune. Comme s’il fallait que je passe des heures à fignoler mes notes plutôt que de m’occuper de mes patients.
Qui donc surveille le CMQ?
Je suis fatigué….
Que répondre à cela?
Vous pourriez…
a) Essayer de l’encourager en lui rappelant toutes ses réalisations et ses succès; mettre en pratique vos rudiments de TCC (Thérapie cognitivo- comportementale)?
b) Lui suggérer de prendre un break; changer le mal de place; prendre l’air; l’inviter à prendre une bière au Pub ou un café à la Boulangerie du Village; aller jouer au tennis, au golf ou … au Scrabble?
c) Lui recommander de réduire sa charge de travail; ralentir; changer de pratique - se concentrer dans un seul domaine : les soins de longue durée, les soins palliatifs, les soins à domicile, l’hospitalisation, par exemple; adhérer aux Programmes de Certificat de compétence du CMFC – Devenir un mini spécialiste en quelque sorte (sauf le salaire évidemment!)?
d) Lui conseiller de se trouver un bon médecin de famille et d’en parler à un psychologue; consulter le PAMQ (Programme d’aide aux médecins du Québec); se mettre aux antidépresseurs et aux stabilisateurs de l’humeur?
e) Détendre l’atmosphère en lui fredonnant le refrain de la Serveuse-Automate qui se laisse mourir sur l’asphalte; aller s’enfermer dans sa caverne comme Shreck à Godmanchester?
f) Soumettre ses griefs à la FMOQ (Fédération des médecins omnipraticiens du Québec)?
Quelle est, selon vous, la meilleure réponse?
1. Toutes ces réponses sont vraies?
2. Aucune n’est vraie?
3. Je n’ai aucune solution…
Moi, je ne sais pas.
Ce que je sais cependant, c’est que la Médecine Familiale semble en péril.
Roger Ladouceur md
24 novembre 2022
* Ce texte est publié simultanément dans Le Médecin de famille Canadien (Blogue) et Profession Santé (Opinions/Blogues/Bâbord Amures)