Espace
J’ai entrepris l’année dernière une maîtrise en gestion, espérant obtenir des outils pour améliorer les soins offerts à ma population. Plus que cela cependant, j’y ai appris l’importance de la réflexion. La nécessité de protéger du temps pour réfléchir, en dépit des réalités du quotidien. Car lorsque son cerveau regorge d’idées, il est tentant d’être constamment dans l’action. Il peut être facile aussi de préférer éviter la réflexion quand l’accumulation des souffrances des dernières années mène trop souvent au burnout, à un vide identitaire et à la nécessité de faire des choix.
Ceci est ma réflexion vers un espace pour respirer, pour resplendir, et pour guérir…
Il y a plus de 15 ans. Une autre ère. Nous étions l’équipe des 3 résidents de garde à couvrir l’hôpital cette nuit-là : 2 résidents qui terminaient sous peu leur formation et moi qui venais à peine de la commencer. J’apprenais tant bien que mal à gérer l’anxiété de savoir que la pagette pouvait sonner à tout moment pour un patient instable pour des raisons au-delà de ma compréhension, à gérer le serrement dans mon ventre automatique dès que le son artificiel retentissait (à ce jour, 15 ans plus tard, j’ai toujours cette réaction viscérale à toute musique MIDI) et à internaliser un concept clé : si je pouvais survivre aux 15 prochaines heures, tout irait mieux.
Nous étions assis au salon des résidents, à attendre ensemble les premiers appels. Ils essayaient de m’outiller pour affronter la réalité des gardes. Ma collègue en profita pour parler de fatigue, de survie et de silence (elle avait été résidente en chirurgie, avant de décider de changer de résidence pour «survivre»). Elle nous raconta alors comment suite à une discussion semblable lors d’une garde de nuit, un de ses collègues résident avait avoué qu’à chacune de ses gardes, la nuit venue, il allait dans sa chambre pleurer. C’était la première fois qu’il en parlait.
Je ne me souviens plus ce qui s’est passé ensuite avec ce résident, ou même si elle nous l’a dit. Peut-être avions-nous été interrompus par un appel avant la fin de son histoire. Mais toutes ces années, cet événement est resté avec moi. La souffrance tue. L’acceptation d’un état terrible, sans se plaindre, sans rien exprimer, et se dire «si j’endure encore un peu, ça va passer ». Pourtant, à écrire ces mots, je me souviens qu’alors, ce que j’avais entendu était la nécessité de parler, de partager et de chercher du soutien.
Parler est devenu ma consolation. Parlé m’a sauvé toutes ces années où il a fallu endurer. Quelques semaines avant la fin du stage, quelques mois avant la fin des examens. Plus que 6 mois avant que les nouvelles recrues ne débutent. Tout ira mieux ensuite. 4 jours avant la fin de la garde. 3 semaines de gardes avant les vacances... Endurer, patienter, vivre dans l’attente…
Il s’agit peut-être de ma génération, mon éducation, ou simplement mon éthique, mais j’ai appris à endurer. Patienter en silence par devoir, pour le bien commun, pour que le travail se fasse, car les patients souffrent, car les situations sont difficiles pour tous et si on ne s’entraide pas, où va le monde?
J’ai aussi appris à prendre sur moi, à être critique de moi-même, à vouloir faire mieux et plus. À viser l’expertise et l’excellence. À viser un monde meilleur autour de moi.
Et les années passent et cette réalité devient le quotidien. S’impliquer, s’enrichir d’expériences, apprendre des réalités des autres, innover et résoudre des situations difficiles, à force de patience et de persévérance. Aussi, améliorer le quotidien des patients, soutenir ses équipes, et avoir le privilège d’accompagner les gens dans leur souffrance. Être mû par cet élan de noblesse et de compassion. Devenir une étoile filante qui brûle haut dans le ciel.
Puis inévitablement, la chute. Les déceptions. S’être oublié soi-même. Les questionnements : à quoi bon? Pourquoi (pour quoi)? Comment ne pas se décourager? Comment garder espoir?
Durant un cours sur comment créer du changement, Debbie Sorkin nous a enjoint : « give yourself a break ». Quelle fraîcheur après tant d’intransigeance envers soi-même! Son propos était que créer du changement est un travail lent, souvent ennuyeux et sans trompettes ni fanfare (contrairement à l’idée romantique d’un leader héroïque). Les tout petits pas s’amoncellent lentement, puis reculent souvent. Penser à soi et obtenir du soutien est donc essentiel.
« Il faut prendre soin de soi pour prendre soin des autres. » Cette maxime est si bien connue qu’elle semble une platitude. Pourtant, j’ai presqu’honte de dire que je commence à peine à en ressentir la portée.
« What people resist is not change per se, but loss.” Ronald Heifetz
Il y a plus de 10 ans. Je marchais distraitement vers le métro pendant qu’un ami m’annonçait par téléphone qu’il avait décidé de ne plus travailler comme dentiste. Il avait étudié en médecine dentaire pour répondre aux espoirs de ses parents – il avait été malheureux – puis il était retourné à l’université en cinéma pour écouter les siens. Un pavé dans la mare de mon esprit. Émerveillée, je suis restée assise une heure sur mon siège de métro en panne, devant cette réalisation qui venait de me frapper : il est possible de (se) dire « non ».
Cela m’a ensuite pris plus d’an an (et une très bonne raison médicale), pour arrêter une des tâches professionnelles que je souhaitais arrêter depuis longtemps. Car bien que le processus décisionnel en clinique m’ait toujours semblé assez clair, faire des choix personnels a toujours été difficile pour moi.
« Choisir, c'était renoncer pour toujours, pour jamais, à tout le reste, et la quantité nombreuse de ce reste demeurait préférable à n'importe quelle unité. » André Gide
Se choisir, c’est dire non. C’est décevoir et l’idée de décevoir. Dans un système où chaque individu pallie aux manques existants, se choisir c’est aussi alourdir la charge des autres. C’est parfois laisser des trous. Et se choisir devant la souffrance des autres est douloureux…
Parfois alors, la résistance est interne. Un sens déplacé du devoir. Un besoin irréel d’accomplissements maintenant, tout de suite, indépendamment du monde extérieur et de ses composantes, des intempéries et de la tempête. Indépendamment aussi de la compassion de ses collègues qui nous enjoignent de nous arrêter, de prendre du temps, de souffler et de se choisir.
Ultimement, il faut choisir/agir.
Agir, c’est choisir et devoir vivre avec la conséquence de ses choix. C’est aussi, je l’espère sincèrement, se rappeler de sa raison profonde et ne jamais l’oublier.
Il y a plus de 20 ans. Une salle d’entrevue, haut sur la montagne, surplombant la ville. Je me souviens avoir expliqué mon émerveillement devant l’être humain. Un amas de cellules connectées, qui deviennent des organes, un système, une personne. Un miracle, vraiment. Je me rappelle mon enthousiasme à parler de l’humanité qu’il existe en médecine. Être médecin : cette position privilégiée qui permet de pouvoir aider les autres. Je me souviens avoir tenté de transmettre, probablement un peu naïvement, ce sentiment naissant que j’avais déjà, si jeune, que parfois, tout ce que l’on peut faire, c’est tenter d’aider. Heureusement, cet émerveillement en moi n’a pas changé.
Accotée au pied du mur, j’ai donc fini par lâcher prise. Une pause, un souffle, un espace. Exister un temps sans la médecine. Surtout, exister sans les meurtrissures du travail, les pénuries, les remparts… Réaliser qu’à la recherche d’harmonie, il est sain d’évoluer, de se dire non, de se choisir.
J’ai la chance de faire partie d’une équipe emplie de compassion, pour les patients mais aussi pour les siens. J’ai la chance d’être entourée de collègues bons, de mentors, de soutien, d’une famille.
Grâce à cela, je peux regarder les six derniers mois avec reconnaissance. J’ai fait des choix et notre équipe s’épanouit de fleurs différentes. Je suis disponible pour mes patients, pour les accueillir dans leurs moments de joie et de souffrance. Je peux œuvrer aux aspects autres de la profession avec enthousiasme. Et je peux maintenant prendre du temps pour humer les moments et apprécier. Un espace pour m’épanouir outre la médecine. Un univers entre deux temps pour être moi-même et peut-être, être en paix.
Un espace pour respirer. Un espace pour être. Un espace pour cultiver cette lumière en moi.
« What makes a fire burn
is space between the logs,
a breathing space. »
1ère strophe de « Fire», Judy Brown
Olivia Nguyen: Professeure adjointe de clinique, Département de médecine familiale et de médecine d’urgence, Université de Montréal.