J’ai rencontré Yusni en juin 2006, un après-midi particulièrement occupé à la clinique externe d’orthopédie de l’Hôpital Zainoel Abidin à Banda Aceh, en Indonésie. Dix-huit mois plus tôt, le village de Yusni sur la côte occidentale de la province d’Aceh avait été emporté par l’infâme tsunami du lendemain de Noël. Yusni avait perdu sa maison et deux de ses frères et sœurs plus jeunes. Il avait cependant survécu, malgré une dislocation postérieure de la hanche. Il avait 15 ans au moment du drame.
Yusni avait consulté un ramancheur traditionnel qui n’avait pas réussi à le traiter ni à réduire la dislocation. Avec le temps, des tissus cicatriciels s’étaient formés autour de l’articulation, lui permettant de s’appuyer partiellement sur sa jambe et de marcher, mais avec beaucoup de difficulté. Par contre, il ne pouvait plus pêcher ni faire d’autres activités comme avant pour subvenir aux besoins de sa famille. Quelques mois plus tard, un ami de la famille lui a dit que les médecins de l’hôpital de la capitale provinciale pourraient peut-être l’aider. Yusni a emprunté l’argent pour ce long voyage et est finalement arrivé à notre clinique externe surchargée.
La tragédie, c’est que son cas n’est pas unique. J’ai vu tellement de patients à Banda Aceh qui avaient, comme lui, négligé des traumatismes et vivaient des expériences aussi éprouvantes. J’avais terminé mes études de médecine et j’étais alors observatrice médicale pour le Surgical Implant Generation Network, une organisation sans but lucratif spécialisée en orthopédie. Je passais mon temps au service d’orthopédie de l’Hôpital Zainoel Abidin, qui débordait de cas semblables à celui de Yusni. Près de la moitié des patients traités dans le service en 2005 avaient subi des blessures durant le tsunami et, parmi eux, moins de la moitié s’étaient présentés à l’urgence. La majorité d’entre eux avait moins de 25 ans.
Combler les lacunes
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi notre clinique était si occupée. Il n’y avait qu’un seul chirurgien orthopédique dans la province d’Aceh, qui compte 4,5 millions d’habitants, le Dr Azharuddin. L’hôpital a été inondé durant le tsunami, tuant 75 des 100 infirmières et détruisant presque tous les équipements et fournitures. Un an et demi plus tard, le matériel à l’hôpital se faisait toujours rare. De fait, avant mon arrivée à Banda Aceh, Dr Azharuddin utilisait une fraise manuelle dans la salle d’opération au lieu des fraises électriques, usuelles au Canada. Connaissant ce manque d’équipement, j’ai fais une campagne de financement auprès de mes collègues de classe et j’ai réussi à acheter une fraise électrique à un prix humanitaire spécial d’une entreprise de fournitures orthopédiques nordaméricaine. Ce don a été accueilli avec joie.
En plus d’obtenir des fonds d’organisations sans but lucratif, Dr Azharuddin a trouvé des solutions novatrices pour régler la pénurie chronique de matériel. Par exemple, il s’est souvent servi de dispositifs de contention externes au lieu des plaques et des vis et, en l’absence de dispositifs de contention métalliques externes conventionnels, il s’est spécialisé dans le modelage de ses propres dispositifs fabriqués en acrylique (Figure 1). Par ailleurs, Dr Azharuddin continue d’être quotidiennement aux prises avec des pénuries de fournitures aussi simples que des bandages plâtrés.
Le traitement médical est offert gratuitement à l’Hôpital Zainoel Abidin; cependant, des facteurs pratiques, financiers et culturels poussent les habitants ruraux à consulter plutôt des praticiens traditionnels. Pour des fractures et des dislocations, les villageois consultent des ramancheurs; les résultats sont souvent médiocres. Habituellement, les ramancheurs appliquent sur la peau une pâte collante faite d’herbes, puis bandent étroitement le membre blessé avec une attelle rigide. Cette pratique cause de nombreuses complications, dont le syndrome de compartiment et la gangrène. Durant ma première semaine à Banda Aceh, j’ai rencontré une fillette qui avait développé une ostéomyélite de la main et une autre qui présentait un cal vicieux d’une fracture fémorale (Figure 2) après avoir été traitées par des ramancheurs. Une jeune fille avait développé une grave difformité en flexion de la hanche après avoir été traitée par pas moins de 12 différents ramancheurs.
Nécessité d’intervenir
Les profondes répercussions du tsunami mettent en évidence la nécessité que les dispensateurs de soins de première ligne interviennent à Aceh, en particulier en régions éloignées. Même quand les patients ruraux peuvent avoir accès aux centres de santé de district, ces derniers sont souvent dépourvus de personnel et de matériel. Les pus kes mas (de petits centres de santé de district qui offrent principalement des cliniques externes et des services d’urgence) sont dirigés par des médecins récemment diplômés qui doivent y travailler pendant au moins un an avant de pouvoir présenter une demande de formation spécialisée. Malheureusement, après avoir respecté leur engagement d’un an, les médecins ont tendance à quitter ces régions rurales, d’où une pénurie chronique de personnel.
De plus, les villageois malades ou blessés hésitent à se prévaloir des services médicaux gouvernementaux à cause de la croyance générale qu’une visite à l’hôpital signifie automatiquement une chirurgie, ce que craignent de nombreux patients ruraux. En outre, les patients bien nantis ont tendance à se faire soigner dans le secteur privé ou encore se rendent en Malaisie ou à Singapour pour y recevoir des traitements, donnant l’impression que le système public financé par le gouvernement est sous-optimal.
En tant que résidente en médecine familiale, j’ai été accueillie avec enthousiasme et curiosité par les médecins indonésiens. Malheureusement, la médecine familiale en tant que spécialité à juste titre n’existe pas actuellement dans la plupart de l’Indonésie, même si les spécialistes locaux conviennent que la présence de médecins de famille rendrait le système médical de la province plus efficace. Les médecins de famille pourraient traiter bon nombre des blessures et des maladies mineures qui sont actuellement soignées de manière médiocre par des ramancheurs et des guérisseurs traditionnels, prévenant ainsi une morbidité considérable et réduisant la nécessité d’interventions chirurgicales et d’hospitalisation. Les médecins de famille pourraient aussi assurer la continuité des soins, et agir en tant que défenseurs des intérêts de la communauté et personnes-ressources. Ils pourraient établir les liens avec les spécialistes et ainsi faciliter la logistique des demandes de consultation.
Pour ce qui est de Yusni, nous avons effectué une réduction chirurgicale de la hanche et, étonnamment, il n’a subi aucune complication neurovasculaire permanente. Il revient pour un suivi à la clinique d’orthopédie et, aujourd’hui, près de 3 ans après le tsunami, il marche et travaille enfin normalement. Nous ne pouvons qu’espérer que l’histoire d’autres victimes du tsunami ayant vécu des expériences semblables à celle de Yusni connaisse un dénouement tout aussi satisfaisant.
Acknowledgments
Remerciements
J’aimerais remercier Dr J.F. Lemay de l’University of Calgary, en Alberta, pour ses commentaires et son encouragement. Je remercie également Dr Lew Zirkle de SIGN International et Dr Azharuddin de l’Hôpital Zainoel Abidin à Banda Aceh d’avoir organisé mon stage à Banda Aceh.
Footnotes
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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