Le plus gros défi qui s’est révélé à moi au début de ma résidence en médecine familiale fut de gérer l’insécurité. En toutes circonstances, mais surtout lors des gardes. Quel n’était pas mon soulagement, lorsqu’extirpée de mon fragile sommeil à trois heures du matin, l’infirmière au bout du fil me demandait pour un constat de décès. Soulagement doublé d’une satisfaction coupable lorsque la famille n’était pas au chevet; retour à la chambre de garde garanti en dix minutes.
Ceci étant dit, je n’avais jamais pensé être une mauvaise résidente pour autant. Simplement que la gestion de situations urgentes et les longues heures consécutives de travail ne faisaient pas partie de mes aspirations professionnelles. J’étais plutôt du genre à aimer le suivi de clientèle et la santé mentale; je me plaisais à croire que j’avais de bonnes relations avec mes patients.
Mais bon, voilà qu’à une heure du matin sur ma dernière nuit de garde d’une dure semaine de mars, tout chamboule. On m’appelle car un résident doit être au chevet d’une patiente en cardiologie : le médecin traitant a prescrit du métoprolol I.V. du domicile pour une fibrillation auriculaire rapide. À mon arrivée, je feuillette le dossier et relève les informations pertinentes pour ma note. Dame de 83 ans, admise pour AVC sylvien gauche massif avec FA de novo et urosepsis … Puis, mes yeux sont attirés par le coin supérieur droit de la dernière note : Mme Masson. « Ma » Mme Masson!
La dame est une patiente à domicile que je visite depuis huit mois à la suite d’un AVC qui lui a laissé une importante hémiparésie gauche, elle qui était jusqu’alors en parfaite santé. C’est une gentille dame, un peu frêle et très attachante. Devant encore travailler mes habiletés à recadrer mes entrevues, je connaissais l’histoire de sa vie, sa famille et les anecdotes derrière chacun des « portraits » de la maison après trois visites. En novembre, elle avait écrit « Bonne fête Dre L’Écuyer » sur son calendrier après que j’eus mentionné à la blague que je me ferais un cadeau en la visitant le jour de mon anniversaire en décembre. Elle avait insisté pour m’offrir un jus d’orange, se confondant en excuses de ne pouvoir m’offrir un cadeau. Son mari et sa fille étaient présents aussi, et je m’étais attardée un peu plus.
Depuis deux mois, Mme Masson se plaignait de brûlure mictionnelle atypique et vague. Tous les tests et examens s’étaient avérés normaux et les symptômes s’étaient passablement amendés sans traitement. La semaine précédant l’appel fatidique, elle se portait à merveille, présentait des signes vitaux en béton (plus beaux que les miens que je lui avais dit) et un examen des plus rassurants.
Mme Masson était méconnaissable lorsque je suis allée la voir. Non seulement avait-elle maintenant une « double hémiparésie », mais ses traits avaient changé; elle avait ce je-ne-sais-quoi que les patients, toute pathologie confondue, ont dans les heures précédant la mort. Je lui ai demandé si elle me reconnaissait. D’une voix qui n’était pas la sienne, elle m’a répondu que oui. Quand je lui ai demandé si elle était confortable, elle a dit oui aussi. En sortant de la chambre, l’infirmière me dit : « Elle répond oui à toutes nos questions ».
Cette nuit-là, une note médicale m’avait marquée : « Discuté avec famille : patiente aurait symptômes urinaires depuis 2 mois non traités par médecin de famille. Urosepsis avec FA secondaire et AVC embolique ».
Encore sous le choc, ce n’est que le lendemain que je me suis remise en question. Étais-je une mauvaise résidente? Avais-je mal évalué sa condition? J’appréhendais une discussion houleuse avec la famille, voire même une poursuite. J’imaginais les représailles de mon patron me reprochant mon manque de rigueur. Sans trop pouvoir expliquer pourquoi, je me sentais démunie face à la détérioration rapide de sa santé.
De retour au bureau le vendredi suivant mon lendemain de garde, je reçois une note disant que Mme Masson est en soins de confort. Je contacte la fille et j’ai une boule dans la gorge. Peur de représailles ou surplus de sympathie envers cette dame avec qui j’ai partagé un jus? Je ne sais trop. Elle me répond d’une voix presque trop enthousiaste. Elle est plus que satisfaite de mes soins et heureuse de voir que sa mère ne souffre pas. Je suis perplexe, mais je comprends enfin la portée de l’alliance thérapeutique que j’ai créée durant les derniers mois; ils me font confiance, et rien ne sert de m’en vouloir car je n’ai rien négligé.
Le lundi suivant, une note m’annonce le décès de Mme Masson. Sans trop savoir pourquoi, j’ai une pensée pour le résident qui a été appelé pour constater le décès. A-t-il, comme moi, été déçu de voir la famille au chevet et de devoir sympathiser avec elle? Aurait-il préféré retourner vite dormir? Je retiens une deuxième leçon : Il est plus facile de garder une distance et un travail de longue haleine est nécessaire pour transformer sa sensibilité naturelle en une empathie professionnelle.
Au moment où j’écris ces lignes, je viens de téléphoner à son conjoint après que la fille m’eût contactée pour m’annoncer le décès de sa mère. Il était serein et heureux de mon appel; il m’a demandé de devenir son médecin à domicile, de combler la « place » laissée par son épouse. Puis il m’a parlé de la météo et j’ai compris. Compris que la dame et sa famille avaient déjà fait un deuil après le premier AVC; compris que les gens acquièrent une sérénité face à la mort que mon cours de médecine ne m’a pas permis de saisir totalement. Compris que j’ai eu une chance inouïe d’avoir eu cette dame sur mon chemin. Pour tout cela, je lui dis merci, et pour le jus d’orange aussi.
Footnotes
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The English translation of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2012 issue on page e73.
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