Après tout, ce n’est pas si désagréable que ça de vieillir, quand on pense à l’autre éventualité.
Maurice Chevalier
En tant que médecin de famille universitaire à l’Université de Toronto (Ontario), je fais partie d’un réseau de recherche appelé UTOPIAN1, qui a accès aux données de ma clinique et m’envoie des rapports trimestriels sur les caractéristiques démographiques de mes patients et sur certains aspects importants des soins que je prodigue. Je prends de l’âge en même temps que mes patients, comme nombreux de mes collègues urbains vieillissants. Près de 40 % de mes patients ont 65 ans ou plus (par rapport à la moyenne ontarienne d’environ 18 %), et environ 40 % d’entre eux souffrent de 2 problèmes chroniques ou plus, incluant les cardiopathies, le diabète de type 2 et l’arthrose. Chaque jour de clinique, plus des 2 tiers des personnes sur ma liste ont 75 ans ou plus et la majorité d’entre eux ont 3 inquiétudes de santé ou plus.
Sylvia, qui a 83 ans, est une patiente typique de ma clinique. Elle a des antécédents d’hypertension assez bien contrôlée, mais elle a besoin d’un ajustement occasionnel de ses médicaments. Elle a subi une arthroplastie de la hanche il y a 9 ans. Depuis les 2 dernières années, elle souffre de douleurs considérables au bas du dos et aux jambes, causées par une sténose spinale. Il y a 1 an, elle a dû se faire poser un stimulateur cardiaque. Cette femme autrefois active mène un combat physique et émotionnel pour s’adapter aux changements du vieillissement. Elle souhaite guérir ses problèmes et a de la difficulté à accepter sa réalité.
Il y a près de 40 ans, dans une éminente revue, James Fries proposait le concept de la compression de la morbidité, selon lequel l’espérance de vie plus longue s’accompagnerait d’une plus faible incidence et d’une apparition plus tardive des maladies chroniques2 C’était une théorie attrayante, comme celle de l’ère des loisirs promise durant les années 1970, qui s’est avérée illusoire.
Dans ma pratique, je ne vois aucune compression de la morbidité, seulement une accumulation graduelle des problèmes de santé et des pertes qui en découlent. Une revue approfondie plus récente de la littérature médicale par Crimmins et Beltrán-Sánchez3 révèle qu’il n’existe pas de données probantes empiriques pour étayer l’hypothèse de la compression de la morbidité et qu’au contraire, au cours des 20 dernières années, la durée de vie avec des maladies et la perte de la mobilité fonctionnelle ont augmenté. J’observe dans ma pratique un phénomène encore plus large. Comme le disent Crimmins et Beltrán-Sánchez, la santé pourrait ne pas s’améliorer avec chaque génération et la compression de la morbidité serait aussi illusoire que l’immortalité. Nous ne semblons pas évoluer vers un monde où l’on meurt sans maladies, sans pertes fonctionnelles et sans incapacités3.
Un article provocateur publié dans The New Republic par les médecins américains Daniel Callahan et Sherwin Nuland fait valoir que dans la lutte contre les maladies au cours du dernier demi-siècle, nous avons involontairement créé un genre de médecine qui est à peine abordable et sera carrément inabordable à long terme4. Ils poursuivent, en parlant des personnes âgées, que la mort n’est pas le seul drame qui puisse arriver. Un âge mûr vécu dans l’incapacité, l’insécurité financière et l’isolement social est aussi une grande tragédie. Au lieu d’une culture médicale de guérison pour les aînés, nous avons besoin d’une culture davantage orientée vers les soins primaires4.
En 2009, près du double des aînés ont consulté leur médecin de famille 10 fois ou plus par année par rapport aux adultes moins âgés5. Quelle serait cette proportion aujourd’hui?
Dans ce numéro du Médecin de famille canadien, nous présentons un commentaire (page e252) de Chris Frank et ses collègues, qui traite d’une telle culture de soins pour les personnes âgées, ancrée dans les principes de la médecine familiale6. En collaboration avec Patients Canada, un organisme dirigé par des patients qui préconise la collaboration entre les patients, les aidants naturels et les professionnels de la santé, la communauté de pratique sur les soins aux personnes âgées du Collège des médecins de famille du Canada a fait un sondage auprès de ses membres (plus de 2000 médecins de famille ayant un intérêt particulier pour les soins aux aînés) afin de cerner les moyens pris pour rendre leurs pratiques plus conviviales à l’égard des personnes âgées. Les auteurs présentent des perles de sagesse de certains de nos collègues médecins de famille au pays et vous invitent à faire part de vos propres suggestions.
Parmi les nombreuses recommandations, dont certaines sont évidentes et d’autres, moins, figurent les rendez-vous plus longs, les soins en équipe interprofessionnelle, la présence d’un pharmacien dans cette équipe, plus de soins à domicile pour les personnes plus fragiles et des soins palliatifs à domicile pour tous les aînés. Bien que nous ayons assurément fait des progrès dans certains domaines (3 premières recommandations), ce n’est pas le cas dans d’autres (2 dernières recommandations).
Toutes ces idées s’inscrivent dans la vision qu’ont Callahan et Nuland d’un système de santé reposant sur de solides soins primaires et sur une préoccupation pour la qualité de vie des patients âgés aux prises avec des maladies chroniques.
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