Il ne passe pas une journée sans que les médecins de famille ne soient témoins de la souffrance humaine. Il y a la douleur aiguë, bien sûr, celle associée aux maladies, aux infections, aux ischémies, aux crises et aux traumatismes — douleur souvent grave, parfois même horrible, mais qui habituellement, avec le temps et les traitements, finit par passer. Puis, il y a la douleur chronique, cancéreuse ou non cancéreuse, qui persiste, perdure, épuise, pour laquelle le temps n’est d’aucun réconfort et les thérapies d’une efficacité bien relative. Certains vivent une souffrance psychologique, souvent associée aux troubles anxieux, dépressifs ou cognitifs, qui se manifestent de bien des manières : insomnie, fatigue, épuisement, anhédonie, inquiétudes et préoccupations. Pour d’autres, la souffrance est morale ou existentielle, souvent associée au vieillissement et aux changements : pertes (de capacité, d’autonomie, de mémoire, de statut) ; peurs (de vieillir, de souffrir, de mourir) ; abandons (peines d’amour, ruptures, chicanes familiales) et tous les autres drames humains, petits ou grands, qu’éprouvent les hommes.
À tel point que je me dis souvent que la spécificité de la médecine familiale repose non seulement sur la continuité et la globalité des soins, comme on l’entend généralement, mais davantage sur cette proximité que nous avons avec la souffrance de nos patients (de tous âges, sexes, statuts ou de toutes conditions). Il y a peu de professions, même parmi les spécialités, qui côtoient autant et si souvent le mal humain.
Mais sommes-nous bien préparés pour accueillir et prendre charge de toutes ces douleurs?
Certes, nous sommes tous formés pour bien prendre soin des malades. Nous sommes tous rompus à l’écoute. Nous maîtrisons le Calgary-Cambridge. Nous utilisons une approche rigoureuse hypothético-déductive pour poser les bons diagnostics. Nous possédons un arsenal thérapeutique impressionnant. Nous faisons appel aux données probantes. Nous utilisons des méthodes scientifiques et validées pour prescrire les traitements recommandés. Nous maîtrisons la plupart des techniques psychothérapeutiques, et particulièrement l’approche cognitivo-comportementale pour aider ceux qui souffrent.
Mais cela suffit-il? Cela nous permet-il de vraiment comprendre ces gens qui nous consultent parce qu’ils ont mal?
Il y a quelques années, j’ai assisté à un congrès réunissant des médecins de famille canadiens au Mont-Sainte-Anne, à Québec. Ce jour-là, un médecin anglophone nous avait conviés à un atelier utilisant la littérature comme outil de réflexion en médecine familiale. Comme exercice, il nous avait remis un texte d’Hubert Aquin, un auteur québécois renommé. Cela m’avait bien impressionné, car comme nous le savons tous, le Canada est peuplé de 2 solitudes (peut-être même davantage?) qui se méconnaissent. Hélas! La médecine familiale n’y échappe pas. Ce texte intitulé « De retour, le 11 avril1 » racontait l’histoire d’un homme dont la femme était partie pour un séjour en Europe et qui, pendant son absence, sombrait dans une profonde dépression. Il décide alors de mettre fin à ses jours. Pour y arriver, il vole les feuillets de prescription d’un vieil ami médecin, ce qui lui permet d’amasser un stock impressionnant de barbituriques, de quoi lui garantir une mort assurée. L’homme relate dans les moindres détails son cheminement vers la fin dans un texte qu’il adresse à sa femme laquelle, entretemps, lui a annoncé par télégramme son retour le 11 avril prochain. L’homme lui écrit : « Il fallait bien que tu l’apprennes ; je te le dis crûment. Et je prends même la peine de te prouver que j’existe encore, hélas, pour te faire savoir que j’ai tenté de m’enlever la vie1! »
L’histoire peut sembler banale : une peine d’amour, comme il y en a tant ; une peine d’amour comme nous en avons tous vécue. Mais elle ne l’est certainement pas. Je me rappelle encore l’indignation des participants à l’atelier, secoués par le récit du dépressif. Cette histoire parle de la souffrance, telle que vécue par celui qui a mal. En vérité, cette histoire n’est absolument pas banale. Elle est même contemporaine : alors que certains optent pour l’aide médicale à mourir, d’autres, comme celui-là, préfèrent se débrouiller tout seuls. Le suicide libérateur. La mort plutôt que la souffrance. Cela peut se comprendre.
Ce qui m’amène à la question suivante : Que pouvonsnous faire quand la souffrance devient trop grande, la détresse trop immense, et que le mal ne peut être soulagé ; quand tout a été tenté, tout a été prescrit, tout a été administré, tout a été fait? Que peut-on faire de plus? Rien?
Rien... sinon rester présent, écouter, respecter et garder l’espoir vivant.
Ce qui n’est certainement pas rien!
Footnotes
This article is also in English on page 383.
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Référence
- 1.